Bien sûr, (quasiment) tout le monde a lu Zazie dans le métro. Nul (ou presque) n'ignore donc que pendant tout le livre, Zazie ne le prend pas, justement, le métro: y a grève.
C'est en 1959 que Raymond Queneau a écrit ce court roman truculent et parfaitement argotique, qui, dès la troisième page, s'il était écrit (et lu) aujourd'hui, ne passerait pas barrage de la censure du politiquement correct –Zazie, 11 ans à la truelle, passe son temps à accuser les hommes adultes de lui faire des propositions scabreuses pour s'en débarrasser, et la vision de «l'hormosessualité» y paraîtrait incongrue à de nombreuses âmes sensibles. Zazie, qui jure comme un charretier et cause comme un personnage d'Audiard fumasse, repartira pour sa province à la fin du bouquin sans être montée dans une rame.
En décembre 2022, Zazie pourrait prendre le métro parisien à sa guise, car il n'est pas en grève. Enfin... elle pourrait presque, parce que depuis quelque temps, les trajets en métropolitain, c'est pas une sinécure. En tout cas, elle n'aurait pas été déçue du voyage.
Exercice de style.
—Tonton, qu'elle crie, on prend le métro?
—Oui.
Et voilà Zazie et Gabriel qui s'engouffrent dans la bouche béante du métropolitain le plus proche. Bille en tête la mouflette se rue sur les machines à vendre du rêve souterrain.
—Tonton, donne une pièce que j'achète un ticket!
—On va en acheter une grosse, répond le tonton, enfin façon de parler, un carnet de dix ça devrait le faire pour tes deux jours de congés pas payés.
Zazie tripote les boutons du bazar, fait rouler le rouleau, tape un peu dessus pour voir: rien.
—Elle est nazebroque ta machine, tonton, s'agace la petite. J'y cause et elle répond en faisant la tronche.
—C'est pas ma machine, répond Gabriel, qui vient de repérer l'affichette «Hors service» par terre, probablement jetée là par un usager pressé précédent et néanmoins excédé en plus de pollueur. On va demander au type de la guérite.
—Monsieur il nous faut des tickets rapport que la machine est en coma artificiel, balance Zazie au quidam emblousé assis derrière le plexiglass.
—Combien?
—Un carnet, dit Gabriel qui reprend du poil de la bête et les choses de la vie en main.
—On vend plus de carnet ici, répond le type, on vend qu'à l'unité.
—Ben filez dix unités au prix du carnet alors, rétorque Gabriel.
—Ça nous y fera 19 euros, mais vous devriez acheter une carte Navigo Zizi ça coûtera que 14,90 euros, plus 2 euros pour la carte soit le prix du carnet en carton qu'on vend plus et qui coûte 16,90 euros.
Gabriel achète la carte à 2 euros et lui colle dix tickets dans la face. Zazie trépigne, le bruit d'un train qui s'arrête en station parvient à ses oreilles, des voyageurs à la trogne de dix pieds de long affluent en grappe vers les portillons de sortie, elle n'en peut plus d'attendre.
—On y va tonton!
Elle lui arrache la carte Navigo Zizi des mains et la pose sur la borne du tripode (pas conne la morpionne, elle a vu comment faisaient les gens), passe le tourniquet, pousse la porte et glapit de joie.
—Tiens tonton, à toi! crie-t-elle en lui tendant le passe.
Gabriel pose la carte sur le lecteur: rien. Rebelote: re-rien.
—Marche pas votre truc, va-t-il se plaindre au type de la guérite, qui loin de se démonter, reste de plexiglass.
—Bah oui vous êtes deux zigues, il vous en faut deux, des passes. Sinon achetez-vous une carte Navigo pour toute l'année. Profitez-en, elle va bientôt augmenter, rapport que le service, c'est de la qualité. Et si vous êtes pas content, allez faire du vélo, c'est pas les pistes qui manquent, ajoute-t-il en voyant la tronche assassine de Gabriel.
Gabriel en pétard raque pour un deuxième passe et se dit que cette journée commence à lui coûter bonbon et à les lui briser menu, alors qu'ils n'ont encore quasi rien vu ni fait. Ça fait cher la passe, médite Zazie sur le quai quand Gabriel lui relate sa mésaventure. «Le» passe, rectifie Gabriel. Fais gaffe, ici et de nos jours, le mégenrage nuit grave.
«Paraît qu'y a même des gonzes qu'ont attrapé des morbacs entre Saint-Lazare et La Fourche tellement qu'on danse
le tango collé-serré là-dedans.»
La môme, des étoiles plein les yeux d'être enfin dans le métro, les laisse traîner sur les carreaux sales et le plafond qui pèle. Au mur, de grandes affiches montrent les visages d'un couple barrés d'un unique mot: «Adopte». Sûrement une réclame pour que les minots réfugiés restés sur le pavé suite à la guerre du grand méchant Russe trouvent des darons pour s'occuper d'eux, ça c'est choucard, se dit Zazie.
—Bon il arrive quand le métro tonton? Je suis pas venue pour peigner la girafe, moi, j'entends bien me voiturer à plein dans la journée, pis plus d'une fois.
Gabriel lève les yeux vers le panneau lumineux.
—Poulette va falloir ronger ton frein. Huit minutes avant le prochain, quinze pour celui d'après. C'est pas qu'y a grève mais il paraît que conduire des rames ça palpe pas assez et que plus personne veut s'y coller.
—Huit minutes sur la ligne huit, reprend Zazie, c'est légitime. Rappelle-moi de pas prendre la treize quand je serai à la bourre.
—La treize, répond Gabriel, y a que les branques qui la prennent encore. On l'appelle la boîte à sardines; les rapports humains s'en ressentent sévère. Paraît qu'y a même des gonzes qu'ont attrapé des morbacs entre Saint-Lazare et La Fourche tellement qu'on danse le tango collé-serré là-dedans.
Zazie se remet à scruter les affiches quand soudain elle se met à hurler en pointant du doigt l'espace entre le mur et le sol.
—Tonton! Y a un rat! c'est dégueulasse!
—N'importe quoi! répond Gabriel. On vous apprend rien à l'école en province ma parole. Ici on connote pas négatif, on n'est pas chez les viandards, c'est pas des rats, c'est des surmulots. Et on apprend à vivre avec.
Quand la rame se ramène enfin, Zazie n'en croit pas ses mirettes.
—Ah la vache, mais ils vont à l'abattoir tous ces veaux ou quoi?
Le métro est pas encore arrêté qu'elle a vu passer tous les wagons remplis jusqu'à l'os, les gens à la bouille collée au carreau, pis pas contents avec ça. Quand la rame s'arrête et que les portes s'ouvrent, elle se met à geindre: ça va pas rentrer, même avec de la vaseline et un chausse-pied, tonton, qu'elle fait. Pis moi j'ai pas envie de m'attraper des maladies, ils ont pas l'air au mieux de leur santé tes co-Parigots. Ils sont trouze millions là-dedans et y en a qu'un et demi qu'est masqué.
Sur le quai à côté de Zazie et de Gabriel, ça pousse pour rentrer. Dans la rame dont les portes viennent de s'ouvrir à regret, ça pousse pour sortir. Les noms d'oiseaux fusent. Tfairfoutr'culé! Zazie, ravie d'apprendre un nouveau mot, renonce pourtant à monter. On attendra la rame d'après. Encore au moins huit minutes dans la face.
—Pas de bol tonton, on aurait dû prendre une autre ligne, parce que là on va y passer la journée.
—Les autres lignes c'est kif-kif, répond Gabriel en arrachant son porte-monnaie des mains d'un pickpocket qui venait de lui entourlouper direct dans la fouille. Vous gênez pas! qu'il crie. Vous pouvez pas travailler comme tout l'monde plutôt que de piquer la moula des zonnêtes gens?
—Moi aussi j'étais zonnête, répond le manchard qu'a pourtant pas l'air méchant.
—Qu'est-ce qui vous est arrivé? demande Zazie soudain intéressée, tandis que Gabriel s'effondre en sanglots après avoir constaté que la prochaine rame est annoncée dans dix nouvelles minutes et que le quai redevient noir de monde.
—J'habite dans le métro mais avant j'avais un chez moi, se met à raconter le clodo. Pis un matin j'ai pas pu rentrer dans la rame. J'en ai laissé passer une, pis deux, pis douze. Rien à faire, pas moyen de m'immiscer. Le lendemain j'y étais encore. Résultat, le singe m'a viré et c'est là que j'habite maintenant.
—Ah ouais, c'est moche, compatit Zazie. Bon, c'est pas tout ça mais cette fois c'est la bonne.
«On laisse tomber, tonton, on n'a
qu'à remonter et finir en trottinette.
En plus j'ai toujours rêvé de faire
du slalom sur piste noire et j'ai pas
les moyens de me payer le ski.»
Pour la rame d'après, Zazie a pris le pli: elle fait comme les habitués, elle fonce tête baissée, dit ni pardon ni merde, et réussit à pénétrer le mur des cons. Coincée entre une demi-douzaine de Parigot qui doivent pas se parfumer chez Fior, elle constate qu'un sadique la reluque avec l'œil thermogène. Et sent soudain comme une présence non sollicitée qui chatouille son anatomie inférieure mais de qualité supérieure.
Allons bon, vlà que je tombe sur le fameux tripoteur des Lilas, comme dans la chanson. Cessez de me concupiscer! tâche de crier Zazie à demi-étouffée entre les seins d'une rombière très digne mais en grand besoin d'un petit tour dans un décrassing-room, ou j'appelle un numéro vert et ça va chier des bulles carrées.
Douze stations plus tard, Zazie et Gabriel s'extirpent de la rame.
—On laisse tomber, tonton, dit Zazie, on n'a qu'à remonter et finir en trottinette. En plus j'ai toujours rêvé de faire du slalom sur piste noire et j'ai pas les moyens de me payer le ski. La seule pensée d'embrayer sur le RER me donne envie d'énucléer des p'tits vieux.
Le lendemain, Zazie repart pour sa province retrouver ses darons.
—Alors tu t'es bien amusée?
—Comme ça.
—T'as vu le métro?
—Oui.
—Alors, qu'est-ce que ça t'a fait?
—Vieillir.