Société

Crise de vocation dans la police judiciaire: «Le rêve est cassé»

Temps de lecture : 7 min

Dans les commissariats comme dans les brigades spécialisées qui forment la PJ, l'investigation ne fait plus rêver. L'annonce de la réforme n'a pas convaincu la filière judiciaire, qui craint au contraire la fin d'une vocation à part.

Une opposante à la réforme de la police judiciaire, le 17 octobre 2022 à Ajaccio. | Pascal Pochard-Casabianca / AFP
Une opposante à la réforme de la police judiciaire, le 17 octobre 2022 à Ajaccio. | Pascal Pochard-Casabianca / AFP

Jusqu'à présent, ils avaient habitué à une certaine réserve. Il faut dire que dans la grande maison de la police nationale, ils ne pèsent pas grand-chose en matière d'effectifs –à peine 5.633 fonctionnaires sur près de 150.000 policiers et un taux de syndicalisation très faible. Difficile donc d'imaginer l'ampleur de la gronde provoquée par l'annonce de la réforme de la police judiciaire, dont l'objectif affiché est de mettre un terme à un fonctionnement «en tuyaux d'orgue». C'était sans doute oublier que la police judiciaire est avant tout une grande famille prête à s'unir contre ce qu'elle estime menacer la survie de l'investigation.

Dans les services de PJ, le découragement est palpable. «Il y a une réelle inquiétude. Les collègues pensent à quitter la police. Moi-même, à plusieurs reprises, j'ai réfléchi à faire autre chose de ma vie, parce que je n'arrive plus à trouver mon utilité», confie Nathalie, enquêtrice à Montpellier et trésorière de l'Association nationale de police judiciaire. Cette réforme cristallise d'autant plus d'inquiétudes que la filière de l'investigation fait face à un important désintérêt ces dernières années. Au sein même de la prestigieuse PJ donc, mais aussi, et surtout, dans les services de sécurité publique.

Si les services spécialisés de la police judiciaire restent la vitrine de l'enquête, ils ne traitent en effet que les dossiers les plus complexes. La majorité des affaires, du cambriolage aux violences conjugales, sont traitées par les commissariats. Peu de chiffres étayent précisément ce phénomène de désaffection, mais le manque de recrues est là. Contactée, la police nationale estime qu'il manque sur le territoire 2.610 officiers de police judiciaire (OPJ), personnels habilités pour effectuer des actes d'enquête, et évalue à 1.590 le nombre de postes vacants dans la filière judiciaire.

Découragement

Certaines difficultés de recrutement sont plus symboliques que d'autres. «Il y a deux ou trois ans de cela, un service comme la brigade de répression du banditisme, qui est quand même une vitrine, peinait à recruter des officiers. Personne n'a été volontaire. À mon époque, nous nous serions battus», relate Jean-Michel Schlosser, sociologue de la police et ancien enquêteur en PJ pendant dix-sept ans.

Dans le monde de l'investigation, ce désamour n'étonne cependant personne. La principale cause est d'ailleurs parfaitement identifiée. En PJ comme dans les commissariats, la complexification de la procédure pénale pèse sur les OPJ. Dans le service de Nathalie, le sujet revient souvent. «Il y a une explosion des normes, qui d'ailleurs vont rarement dans le sens de l'enquêteur. Je me retrouve parfois dans des situations où ni moi, ni le magistrat, ni ma direction, ne sait répondre. Plus personne ne sait ce qu'on a le droit de faire ou pas», déplore-t-elle.

«Aujourd'hui, une procédure judiciaire, c'est surtout des actes de forme, plutôt que des actes de fond.»
Jean-Michel Schlosser, sociologue de la police et ancien de la PJ

«Je suis dans la police depuis trente-quatre ans, essentiellement en police judiciaire, poursuit Nathalie. Pourtant, malgré cette expérience, je ne me suis jamais sentie autant en insécurité. Je suis constamment en train de me poser la question de savoir si j'ai le droit de faire ceci ou cela, si je ne vais pas mettre en péril l'enquête avec un vice de forme. Psychologiquement, c'est très dur.»

Christophe Miette, chargé de mission police judiciaire au Syndicat des cadres de la sécurité intérieure, confirme ce constat. «Vous avez une épée de Damoclès au-dessus de la tête en permanence. D'autant que le parquet peut vous poursuivre pour une erreur procédurale», confie-t-il.

La fin d'une époque

L'accumulation des contraintes et des formalités procédurales a considérablement réduit le temps consacré au véritable travail d'enquête. «Aujourd'hui, une procédure judiciaire, ce sont surtout des actes de forme plutôt que des actes de fond, regrette Jean-Michel Schlosser. Quand j'ai commencé, une procédure pour un vol dans un véhicule était de l'ordre de quinze procès-verbaux, contre une cinquantaine aujourd'hui. Cela déroute les jeunes aspirants au métier. Ils veulent participer à de belles affaires et se retrouvent à faire le secrétariat des magistrats, pour le dire trivialement. À compiler des procès-verbaux qui font mention de l'appel à l'avocat ou au médecin, de la fourniture du sandwich à telle heure…»

Pour ne rien arranger, alors que le développement des nouvelles technologies aurait dû faciliter le travail des policiers, sur le terrain le constat est plutôt inverse. «Notre logiciel de rédaction des procédures est obsolète et double, voire triple le temps passé sur un acte d'enquête», se désespère Christophe Miette. Autant de problématiques qui ont considérablement changé le métier. L'enquêteur 2.0 se rapproche plus du dactylo que du héros de cinéma.

«Arriver dans un service avec ce matelas de dossiers d'anciens collègues en burn-out, ou ayant fui le judiciaire, ça n'aide pas à créer des vocations.»
Christophe Miette, chargé de mission police judiciaire au Syndicat des cadres de la sécurité intérieure

Remontons le temps. Georges Moréas, ancien commissaire, a effectué la majorité de sa carrière en police judiciaire dans les années 1970-1980. À l'époque, il peut encore espérer un quotidien fait de planques, de filatures et de rendez-vous avec les indics. «Rejoindre la PJ était un rêve pour moi. Je voulais faire des enquêtes, du terrain, avec un peu d'humain, un peu de psychologie. Dans la police judiciaire, il y avait quelque chose de presque romanesque. Vous vouliez trouver les assassins, les méchants… Désormais, je crois que le rêve est cassé. Je ne pense pas que j'aurais choisi ce métier aujourd'hui», regrette-t-il.

Jean-Michel Schlosser observe lui aussi la fin d'une époque. «L'attrait de l'enquête disparaît, et avec lui sans doute un état d'esprit. La PJ, c'était une culture un peu à part qui ne se retrouve pas dans d'autres services. Une grande famille prête à annuler ses vacances pour boucler une affaire», explique-t-il. Malgré tout, la PJ demande encore une présence et une implication plus importantes que dans d'autres services.

Comme dans d'autres domaines, le métier pâtit d'une évolution de notre vision du travail. Les jeunes recrues sont moins enclines à sacrifier leur vie privée au profit de leur carrière. «La conciliation entre vie privée et vie professionnelle n'est pas toujours facile dans les gros services d'enquête de police judiciaire. Quand vous êtes sur des affaires de trafics internationaux, de stupéfiants ou d'homicides, vous les ramenez forcément dans la tête à la maison», concède Christophe Miette.

L'investigation en sécurité publique en souffrance

Les sacrifices et l'investissement des «péjistes» ne sont toutefois pas vains. Aujourd'hui encore, la PJ reste un service réputé pour la qualité de ses enquêtes. Dans les commissariats, le constat est loin d'être le même. En novembre 2021, un rapport de la Cour des comptes alertait sur le «faible niveau d'élucidation des délits de bas et milieu de spectre, correspondant pour nos concitoyens à la délinquance du quotidien» et pointait la baisse du «niveau de compétences des policiers affectés dans ces unités». Car si la procédure pénale se complexifie, la formation pour accéder à la qualification OPJ aurait plutôt tendance à se simplifier.

La réforme dite «des corps et des carrières de la police nationale», qui date de 1995, serait le point de départ de cette baisse de niveau. Jusqu'alors, la filière investigation était réservée à des enquêteurs et à des inspecteurs de police disposant d'une formation spécifique. Le texte a supprimé les corps d'enquêteurs et d'inspecteurs pour ne garder qu'un corps de gardiens de la paix, encadré par des officiers et des commissaires.

«Pourquoi détruire un service –qui malgré tout fonctionne bien– pour en réparer un autre?»
Nathalie, trésorière de l'Association nationale de police judiciaire

«Dans le corps auquel j'ai appartenu, les inspecteurs étaient formés pour être de vrais procéduriers. Aujourd'hui, la formation en école d'officiers est beaucoup plus générale car un élève peut aller aux renseignements, en PJ ou en sécurité publique. L'apprentissage de la procédure pénale est donc réduit au minimum. L'autre conséquence de cette réorganisation est l'arrivée des gardiens de la paix dans les services d'investigation. Ils constituent aujourd'hui le gros des troupes, et là aussi la formation est loin d'être optimale en procédure pénale», déplore Jean-Michel Schlosser.

Une formation trop généraliste à laquelle s'ajoutent une judiciarisation de notre société et l'obligation de prendre toutes les plaintes. Résultats: les placards des commissariats débordent. L'exemple de Toulouse est révélateur. En septembre dernier, le procureur général de la cour d'appel de Toulouse alertait sur l'urgence de la situation dans les services d'investigation toulousains, où 55.000 dossiers n'avaient pas été traités.

«C'est le serpent qui se mord la queue. Il faut recruter, mais arriver dans un service avec ce matelas de dossiers d'anciens collègues en burn-out, ou ayant fui le judiciaire, ça n'aide pas à créer des vocations», explique Christophe Miette.

Cette tension de la filière investigation est connue. Le projet de loi d'orientation et de programmation du ministère de l'Intérieur (Lopmi) promet d'ailleurs de renforcer ces services enquêteurs. Parmi les mesures, la formation aux fonctions d'OPJ de l'ensemble des nouveaux policiers et gendarmes, en intégrant un socle commun à la formation initiale et en prévoyant le passage de l'examen OPJ à la fin de la scolarité, et non plus après trois ans d'ancienneté. Y aura-t-il pour autant plus de candidats?

Sauver les services d'enquête de la sécurité publique fait également partie des objectifs de la si décriée réforme de la police judiciaire. En rassemblant les effectifs de la PJ et ceux de la sécurité publique, l'espoir est de désengorger les services d'investigation des commissariats. Là aussi, l'argument convainc peu.

«Nous ne faisons pas le même métier. Nous ne travaillons pas sur les mêmes affaires. C'est comme demander à un cardiologue ou un oncologue de venir prêter main forte à ses collègues des urgences. Nous avons l'impression d'être sacrifiés. Pourquoi détruire un service –qui malgré tout fonctionne bien– pour en réparer un autre?», s'inquiète Nathalie. Le risque n'est-il pas de décourager définitivement les derniers fidèles de l'investigation?

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