«Dans ma famille, on est un peu tous abonnés aux antidépresseurs.» Cette phrase, si Clémentine la prononce naturellement, en souriant, pleine de recul, c'est que ses deux parents sont dépressifs et qu'elle-même a vécu une grave dépression lorsqu'elle avait 19 ans.
Des cas comme le sien, il en existe beaucoup. Une personne sur cinq souffre de dépression au cours de sa vie, selon la Fondation Pierre Deniker, c'est-à-dire de «la concomitance de plusieurs symptômes qui s'installent dans la durée (au moins quinze jours) ou qui ont un retentissement sur le quotidien», précise la psychiatre et chercheuse Astrid Chevance dans l'ouvrage En finir avec les idées fausses sur la psychiatrie et la santé mentale (Les Éditions de l'Atelier, 2022).
«L'épisode dépressif caractérisé (terme psychiatrique désignant la dépression) affecte l'humeur (tristesse ou irritabilité permanente, anhédonie, c'est-à-dire peine à ressentir le plaisir, pessimisme généralisé), les fonctions cognitives (troubles de la concentration, de la mémoire, de la motivation) et les fonctions dites instinctuelles (appétit, sommeil, libido)», peut-on y lire.
50% d'hérédité génétique
Systématiquement, les personnes qui font le choix de consulter entendent la question suivante: «Avez-vous des antécédents familiaux?» Cela signifie-t-il que l'on risque davantage de souffrir un jour de cette maladie si nos parents et grands-parents en ont eux-mêmes souffert? C'est une hypothèse que tend à valider la science, grâce aux études de jumeaux.
Ainsi, en comparant les risques chez des individus ayant le même patrimoine génétique, mais évoluant dans des milieux différents, ces études ont mis en évidence une part d'hérédité de l'ordre de 50%, «c'est-à-dire qu'environ 50% du risque est lié à des facteurs d'hérédité», explique Maria Melchior, épidémiologiste spécialiste des déterminants sociaux de la santé mentale à l'Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale). «En revanche, on n'a pas encore trouvé les gènes précis qui augmenteraient le risque d'être déprimé», indique-t-elle d'emblée.
«Des études semblent dire que la génétique joue un rôle, mais que celui-ci n'est pas forcément le plus important, avertit à son tour Astrid Chevance. Les autres facteurs peuvent être sociaux, traumatiques…» C'est d'ailleurs davantage sur cet aspect que la psychothérapeute de Clémentine s'est attardée: «Quand je lui ai parlé de la dépression de mes parents, elle ne m'a pas parlé d'hérédité, mais plutôt de “moods familiaux”. Forcément, quand ta famille est toujours un peu triste et mélancolique, tu baignes là-dedans.»
Dépression biologique ou névrose?
Pour le psychiatre Quentin Defrenet, qui exerce notamment au centre de la dépression et au centre du burn-out à Paris, il existe deux catégories de dépressions dites classiques: la «purement biologique, c'est-à-dire un déficit en neurotransmetteurs, en sérotonine, qui se soigne avec des antidépresseurs» et celle «qui n'a rien à voir avec la neurobiologie, qu'on peut surnommer “névrose dépressive”, en raison d'un parcours de vie, d'une histoire familiale, et qui nécessite un suivi psychothérapeutique». Bien souvent, les patients souffrent des deux.
Il se pourrait en effet que l'hérédité de la dépression se situe entre la génétique et l'environnement. «Certaines personnes sont plus vulnérables que d'autres face à la dépression, probablement en partie en raison de la génétique, mais aussi de l'épigénétique, c'est-à-dire la manière dont les gènes s'expriment au fur et à mesure d'une vie. C'est ce qui explique que deux vrais jumeaux évoluent différemment», analyse Astrid Chevance. Ainsi, un traumatisme, la consommation de toxiques (tabac, alcool, drogue), un environnement familial ou professionnel défavorable, sont autant de facteurs non naturels qui peuvent agir sur l'expression des gènes de chacun et déclencher, ou non, une dépression.
Si ces éléments peuvent sembler très théoriques pour certains, ils sont extrêmement concrets pour d'autres: parfois, des personnes souffrant de dépression trouvent, dans leur histoire familiale, des réponses. D'autres fois, ce sont celles qui veulent fonder une famille qui se questionnent: «J'ai toujours eu envie d'avoir des enfants, mais depuis quelques années, je me demande si c'est souhaitable, confie Cécile, qui a souffert de plusieurs épisodes dépressifs dans sa vingtaine. Je m'en voudrais tellement de mettre un enfant au monde et de lui transmettre cela alors que ça me pèse énormément, tout ça pour satisfaire une envie égoïste.»
Grossesse et petite enfance étudiées de près
Là encore, tout dépend des situations, précisent les spécialistes. Par exemple, «des études ont montré que si la femme souffre de dépression prénatale, certains mécanismes biologiques peuvent contribuer à une probabilité plus élevée chez l'enfant de présenter des troubles socio-émotionnels», avance Judith van der Waerden, chargée de recherche en épidémiologie psychiatrique à l'Inserm.
«Mais ce champ de recherche est encore en plein essor, on ne sait pas tout, avertit-elle. L'hypothèse la plus forte pour le moment, c'est qu'en cas de dépression pendant la grossesse, les taux de cortisol élevés chez la maman traversent le placenta et modifient le développement des systèmes associés à la neurorégulation du bébé.»
«Je m'en voudrais tellement de mettre un enfant au monde et de lui transmettre cela alors que ça me pèse énormément, tout ça pour satisfaire une envie égoïste.»
Après l'accouchement, le risque peut encore s'accroître. D'autant que «15 à 20% des mères en France vivent une dépression post-natale», indique Judith van der Waerden. Or, un état dépressif peut avoir des conséquences sur les premières interactions avec le bébé. «On parle de période sensible lorsque l'enfant est en pleine croissance et apprend plein de choses, notamment lors des fameux mille premiers jours (les trois premières années), poursuit la chercheuse. C'est là qu'il peut être davantage impacté, car son cerveau est encore en développement d'une part, et d'autre part parce qu'il dépend beaucoup de ses parents pour être stimulé.»
«Souvent, la dépression des parents dure dans le temps, complète Maria Melchior. Des mécanismes psychologiques se mettent en place, les enfants peuvent parfois s'occuper de leurs parents plutôt que l'inverse.» Conséquence possible: «Une personne qui a vu ses parents hospitalisés et malades tout au long de sa vie est plus à risque d'avoir des carences affectives et de grandes angoisses», estime Quentin Defrenet.
Mais attention: ces considérations ne doivent pas être culpabilisantes. D'autant qu'on est rarement seul pour élever un enfant: «Il existe un grand impact de l'extérieur: les professeurs, les camarades, les grands-parents…», rassure le psychiatre.
Pas une fatalité
Surtout, la dépression n'est pas une fatalité, quand bien même elle serait en partie héréditaire. Comme bien d'autres maladies, elle se soigne. Même si, regrette Maria Melchior, «seul un tiers des personnes ayant des symptômes de dépression vont se faire soigner, dans la plupart des cas en consultant leur médecin généraliste qui leur prescrit des antidépresseurs, sans passer par la case psychologue ou psychiatre».
C'est trop peu, car cette maladie ne se guérit pas comme un rhume, appuie Astrid Chevance: «Il faut déculpabiliser les personnes en dépression, les soutenir. Elles peuvent avoir du mal à faire le ménage, les courses, à aider leurs enfants à faire leurs devoirs…»
Parmi les aides, le soutien moral des proches bien sûr, mais aussi l'accompagnement par un professionnel de la santé mentale, qui peut parfois être couplé d'une intervention plus médicale comme la stimulation magnétique transcrânienne ou encore les antidépresseurs, qui «recapturent la sérotonine et sont beaucoup moins lourds aujourd'hui que dans les années 1990», précise Maria Melchior. Attention toutefois pour les femmes enceintes: mieux vaut toujours vérifier l'absence d'effets indésirables sur le site du Centre de référence sur les agents tératogènes avant de prendre quelque médicament que ce soit.
«Les enfants de parents souffrant de dépression sont davantage à risque comparés à ceux de parents non dépressifs, mais la plupart d'entre eux vont tout de même très bien», insiste Judith van der Waerden.
«On n'est pas obligé d'aller mal. Ce n'est pas parce que tu as eu des parents dépressifs que tu le seras toi aussi», ajoute d'ailleurs Clémentine, qui a transformé son terreau familial en opportunité: «Quand je suis tombée en dépression, ça m'a beaucoup aidée d'avoir des parents pour qui aller voir un psy n'était pas bizarre. Demander de l'aide était complètement admis.»
Car la solution est bien là: déstigmatiser la dépression, bannir les discours moralisateurs, bref, parler plus et mieux de cette maladie afin que, hérédité ou non, chaque personne concernée sache quoi faire.