Culture

Rohff, SCH... Takeshi Kitano est partout dans le rap français

Temps de lecture : 6 min

Les générations de rappeurs se succèdent et témoignent toutes d'une même passion pour l'œuvre du Japonais, réalisateur de «Sonatine, mélodie mortelle» et d'«Aniki, mon frère».

«On comprend tout ce qui peut plaire aux rappeurs dans l'œuvre de Kitano. Il y a cette absence de crainte face à la mort, cette mise en scène du code d'honneur des yakuzas», décrypte Lucas Aubry, journaliste. | Capture d'écran Dae Su via YouTube
«On comprend tout ce qui peut plaire aux rappeurs dans l'œuvre de Kitano. Il y a cette absence de crainte face à la mort, cette mise en scène du code d'honneur des yakuzas», décrypte Lucas Aubry, journaliste. | Capture d'écran Dae Su via YouTube

Quand on le voit du haut de son donjon, surplombant les candidats de Takeshi's Castle, un jeu japonais culte repris par les télévisions du monde entier, il est difficile d'imaginer que Takeshi Kitano puisse être une référence omniprésente au sein du rap français. À l'observer se déguiser en geisha ou à bord de son kart en forme de char, dans ce qui ressemble plus à une partie de Super Mario Kart qu'à un jeu télévisé animé par Nagui, il est vrai que l'on ne pense pas une seconde à la carrière cinématographique menée par la star nipponne.

Takeshi Kitano, c'est pourtant un comédien sensible, un acteur génial dans les rôles de mafieux taiseux, une personnalité schizophrène, capable de jouer des personnages dramatiques aux côtés de David Bowie (Furyo, 1983), de faire le bouffon à la télévision ou d'enfiler le costume de réalisateur d'avant-garde.

Parmi ses films les plus connus, il y a notamment Sonatine, mélodie mortelle, celui qui, en 1993, lui permet de toucher le grand public occidental.

Hasard ou non, c'est également l'affiche française de ce long-métrage qu'Alpha 5.20 a choisi de se réapproprier au moment d'illustrer Scarface d'Afrique, un album cru, violent, connecté à la rue, où le rappeur parisien apparaît dans la même posture que Murakawa, le personnage principal de Sonatine: un flingue sur la tempe, le sourire aux lèvres.

«On comprend ici tout ce qui peut plaire aux rappeurs dans l'œuvre de Kitano, précise Lucas Aubry, auteur de Takeshi Kitano–Hors catégorie. Il y a cette absence de crainte face à la mort, cette mise en scène du code d'honneur des yakuzas, dont les fondements peuvent trouver un écho dans le vocabulaire des rappeurs. Il y a également cette volonté de mourir plutôt que d'être déshonoré [«La mort avant le déshonneur», rappe Nekfeu dans «Mauvaise graine», ndlr], de même que ces histoires de vengeances: celles de ces gars qui, bien que tombés très bas, finissent toujours par revenir et par tout défoncer.»

«Tatouages, yakuza comme
Takeshi Kitano»

À en croire Lucas Aubry, également journaliste pour le magazine So Film, c'est en partie ce sens de la narration qui permettrait à Takeshi Kitano d'être si influent au sein du rap français. Notamment auprès des adeptes du storytelling, à l'image de Prince Waly, Laylow («T'inquiète, j'suis bien, dans l'bon créneau/Tatouages, yakuza comme Takeshi Kitano») ou encore SCH, qui multiplie les clins d'œil à l'acteur-réalisateur.

C'était le cas en 2017 dans «Les années de plomb» («Tu veux killer mon reuf? Aniki, rien n'est acquis/On est calibré, j'ai un AK couleur kaki»). Ça l'est de nouveau sur sa dernière mixtape, Autobahn, sortie mi-novembre, où deux mentions au Japonais sont répertoriées (sur «Niobe» et sur la chanson-titre).

En 2015, le rappeur marseillais allait encore plus loin en nommant l'un de ses morceaux d'après le titre d'un des films les plus célèbres de Takeshi Kitano, le seul tourné en dehors du Japon: Aniki, mon frère. En une rime («Tu veux killer mon frère? Aniki, Aniki/Deux dans l'front, ton sang sur la béquille»), SCH traduisait là toute la violence, la brutalité et le goût pour la marginalité contenus dans ce cinéma rompu aux règlements de compte.

«Le mâle alpha ultime»

«Takeshi Kitano, c'est un peu le mâle alpha ultime, resitue Lucas Aubry, qui confesse avoir découvert le réalisateur grâce au rap français. Derrière son côté taiseux, on sent qu'un déferlement de violence peut surgir à tout moment. Avec, toujours, ce sens de l'honneur qui le caractérise, peut-être jamais aussi bien traduit par les rappeurs que dans un morceau de Rohff.»

«Le culte dont semble jouir Kitano semble résulter de deux éléments:
la puissance de sa filmographie et une évidence fascination des rappeurs locaux pour le Japon.»
Lucas Aubry, journaliste

Le journaliste cite alors «À bout portant», un titre mythique, nerveux, où le «double F» se base sur une scène d'Aniki, mon frère pour certifier son sens des valeurs: «Comme dans Aniki, mon frère, on est là pour représenter/Pour te montrer c'que j'ai dans l'ventre, j'irai jusqu'à m'éventrer.»

Notons que cette référence prend encore plus de sens quand on sait qu'«À bout portant» est sorti au cœur d'une période particulière pour Rohff, alors accusé d'avoir délaissé le rap de ses débuts (cru, violent, sans concessions) au profit de singles tournés vers le grand public («Qui est l'exemple?», «5,9,1»). Une façon, en somme, de réaliser un double objectif: faire taire les critiques et se débarrasser de toute forme de sentimentalisme.

Un concentré de violence et d'intégrité

Tout ceci est très bien, mais des personnages intrépides, capables de terrasser leur adversaire droit dans les yeux, avant même de s'être fait insulter, le cinéma en contient des centaines. Dès lors, quelle est la différence entre les personnages incarnés par Takeshi Kitano et Scarface, Carlito Brigante ou n'importe quel gangster mis en scène par Martin Scorsese? Peut-être est-ce tout simplement cette économie de paroles, ou cette spécificité que le rappeur Lucio Bukowski, dans un entretien au Rap en France, résume en un concentré hallucinant de «violence», d'«humour», d'«intégrité», de «lutte jusqu'à la mort» et de «charisme».

Lucas Aubry, lui, y voit d'autres raisons: «Contrairement à Tony Montana, très souvent cité par les rappeurs, les personnages de Kitano ne sont ni cocaïnomanes, ni extrêmement bavards ou constamment violents. Ils ont le physique d'un quinquagénaire aux épaules tombantes, qui paraît très doux et qui, pourtant, peut basculer à tout moment dans la violence pure et dure.»

Sur sa lancée, le journaliste prend en exemple la première scène de son tout premier film, Violent Cop, un long-métrage malheureusement mal distribué en France: Takeshi y joue un flic qui, après avoir vu des jeunes tabasser un sans-abri, retrouve l'un d'entre eux, sonne chez sa mère, demande poliment à voir son fils, pénètre la chambre du gamin et le frappe violemment, sans que l'acte ne soit montré à l'écran.

Le Japon comme inspiration

Là encore, il n'est question que de dialogues laconiques, d'affaires criminelles et de mélancolie insondable. Là encore, il est possible de déceler la part d'humanité cachée en chaque gangster ou ripoux.

Cette dualité, c'est précisément ce qui ressort dans les textes de Gazo («J'ai les illes-cou comme les oreilles à Mickey/J'vais tous les caner comme si j'étais Aniki»), Ol Kainry («Appelle-moi Aniki, je reviens comme le Phénix»), Columbine («Été triste») ou Faycal («Le sourire de Kitano»), plus intéressés par la filmographie de Takeshi Kitano que par son histoire personnelle, partagée entre une enfance rythmée par les humeurs d'un père tyrannique et une sorte de mainmise sur l'industrie japonaise depuis les années 1980.

Il y a pourtant dans ce récit biographique suffisamment de remous pour nourrir des dizaines de textes, de même quand, avec son double artistique, Beat Takeshi, grâce auquel le Japonais s'affranchit du politiquement correct et se moque, comme personne avant lui, de l'hypocrisie de la société nipponne.

«Quand on y pense, le culte dont semble jouir Kitano au sein du rap français semble résulter de deux éléments: la puissance de sa filmographie et une évidence fascination des rappeurs locaux pour le Japon», poursuit Lucas Aubry. D'IAM À Nekfeu, en passant par Orelsan, PNL, Kekra ou Joke, il est vrai que le Japon –sa culture (les mangas, les jeux vidéo), son histoire, sa modernité– ne cesse de nourrir l'imaginaire des rappeurs français, entre fantasme et réalité.

Mais force est de constater que Takeshi Kitano soulève, provoque, titille d'autres fantasmes. À en croire Lucio Bukowski, toujours interrogé par le média Rap en France, l'acteur-réalisateur serait tout simplement «l'un des maîtres du cinéma de la marginalité (aucun personnage de Kitano ne parvient jamais à s'intégrer dans la société japonaise moderne), tandis que sa caméra est d'un esthétisme hallucinant (ses longs travellings, ses gros plans sur les visages, son traitement des scènes de fusillades ou de bastons réalistes)».

«La LDO dans l'château
comme Takeshi»

S'il est impossible de nier l'impact et la profondeur de ce regard cinématographique, poétique, profondément ambivalent, mieux vaut l'admettre: Takeshi's Castle, pionnière des jeux de parcours télévisés, jouit également de son petit mythe.

Parce que l'émission était retransmise sur W9, à l'époque où la chaîne était l'une des rares à diffuser des clips de rap. Parce que Freeze Corleone, dans un morceau partagé avec Alpha Wann («Rap catéchisme»), en soulignait l'importance: «Alpha Wann, Freeze Corleone, sur la prod, rap catéchisme/Soldat d'élite comme Takeshi/ La LDO dans l'château comme Takeshi». Et parce qu'elle rappelle à quel point Takeshi Kitano, comme n'importe quelle personnalité influente, fuit les catégories hâtives afin de faire vivre son regard, son humanisme, ses valeurs et sa complexité.

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