Société

À part les stars, qui a besoin d'assurer son corps?

Temps de lecture : 7 min

De nombreuses professions, où le corps est l'outil de travail indispensable, bénéficient de garanties corporelles très spécifiques.

La clarinette fait partie des instruments de musique pour lesquels les dix doigts sont nécessaires. | JoanjoCastello via Pixabay
La clarinette fait partie des instruments de musique pour lesquels les dix doigts sont nécessaires. | JoanjoCastello via Pixabay

La légende raconte que l'acteur américain Ben Turpin fut le premier à assurer son corps dans les années 1920. Le comédien de films muets aurait dépensé une coquette somme pour garantir son strabisme, sa marque de fabrique selon lui.

Vingt ans plus tard, c'est au tour de la pin-up Betty Grable de sauter le pas. Elle assure ses précieuses jambes pour 1 million de dollars, entraînant dans son sillon de paillettes des célébrités avides de mettre un prix sur leurs «talents». 1,6 million de dollars pour les mains du guitariste des Rolling Stones Keith Richards, 2 millions pour les jambes de la mannequin Heidi Klum, 10 millions pour le sourire de l'actrice America Ferrara…

Les stars assurent leurs principaux atouts corporels pour booster leur notoriété, bien sûr, mais aussi pour se prémunir de toute rupture de contrats avec les marques ou les sociétés de production avec lesquelles elles collaborent. «S'il arrivait quelque chose à ma poitrine, je serais absente pour plusieurs mois et je perdrais certainement un million de dollars, donc j'ai préféré l'assurer», avait déclaré la vedette de télévision Holly Madison en 2011, d'après Reuters.

Depuis plus de 300 ans, un assureur s'est spécialisé dans ces garanties insolites: le Lloyd's of London. Ce géant britannique de l'assurance n'est pas une compagnie classique mais un marché, au sein duquel plusieurs assureurs exercent. C'est cet acteur incontournable du secteur qui prend en charge la majorité des célébrités assurées. «Nous souscrivons souvent des assurances qui couvrent des choses très spécifiques, des choses qui sont volontairement exclues des assurances-vie ou des assurances contre les accidents», détaillait au Financial Times Jonathan Thomas, assureur chez Lloyd's en 2010.

«Si j'ai un problème avec un doigt, je ne peux plus jouer»

Mais les célébrités ne sont pas les seules dont la chair est indispensable à l'exercice du métier. Dès lors, existe-t-il le même type de polices d'assurance pour le commun des mortels et fonctionnent-elles de manière similaire? Si toutes les professions ont de toute évidence besoin d'une enveloppe corporelle pour être exercées, certaines plus que d'autres nécessitent une partie du corps, indispensable.

Parmi elles, les chirurgiens, les pilotes ou encore les musiciens. Dans ces carrières à vocation précoce, qu'un handicap compromettrait définitivement, les assurances corporelles sont en vogue. Avec quelques nuances néanmoins, comparativement aux assurances des stars.

Jérôme Verhaeghe est deuxième soliste clarinettiste au sein de l'orchestre de l'Opéra national de Paris depuis vingt-cinq ans. Un poste prestigieux, qui repose entièrement sur… ses capacités physiques. Ses mains, ses doigts, sa bouche ou ses oreilles: il ne peut pas jouer sans disposer de ces parties de son corps. Comme tous les autres musiciens de l'orchestre, il jouit d'une garantie très spéciale, prenant en compte les spécificités de chaque instrument.

«Mon assurance me couvre dès lors que je ne peux plus jouer de mon instrument, c'est une complémentaire incapacité, faite sur mesure, explique-t-il. Il y a des instruments où vous pouvez jouer avec quatre doigts, comme la trompette, mais pour la clarinette on utilise dix doigts, donc si j'ai un problème avec un doigt, c'est 100% d'invalidité, je ne peux plus jouer. Ces assurances-là nous prennent en charge complètement, contrairement aux assurances classiques. Ça ramène de la justice et ça rééquilibre un petit peu les spécificités de nos emplois. Malgré tout, je fais attention quand j'ouvre des huîtres ou quand je bricole, je mets des gants de guerrier pour ne pas me blesser [rires]

«Il est possible d'avoir une reconnaissance de 10% d'incapacité permanente par la Sécurité sociale alors qu'en passant devant notre médecin expert, elle sera de 100%.»
Frédéric Déal, responsable de l'équipe Grands comptes chez Audiens

En cas de problème, son salaire sera pris en charge à hauteur de 100% du brut et ce, jusqu'à l'âge de la liquidation de sa retraite. Des conditions sensiblement avantageuses. Si l'on peut ainsi s'attendre à ce que les cotisations de cette prévoyance soient élevées, proportionnellement aux risques qu'elle couvre et aux compensations qu'elle prévoie, Jérôme Verhaeghe ne débourse finalement qu'une cinquantaine d'euros par mois, son employeur prenant en charge l'autre moitié grâce à un contrat collectif appliqué à tous les musiciens de l'orchestre.

«Quand je suis arrivé à l'Opéra de Paris en 1997, il ne prévoyait pas ce type de garanties, se souvient Jérôme Verhaeghe. Nous étions dépendants du barème de base de la Sécurité sociale qui définit les pourcentages d'invalidité et ce sont des pourcentages ridicules par rapport au métier que l'on fait. Pour une phalange coupée par exemple, c'est très peu, nous n'avons le droit à rien. Pourtant, dans ma profession, on ne peut plus jouer de certains instruments avec ce handicap et donc on ne peut plus exercer notre métier. Là, c'est une couverture supplémentaire certes, mais qui couvre ce genre de risques.»

Assurer tout son corps ou seulement une partie?

Si ce type de prévoyance est bien exceptionnelle, entièrement adaptée à ces professions sensibles, elle ne couvre pour autant pas une partie du corps en particulier, comme chez les personnalités de renom. La raison? Éviter de limiter son champ d'action.

«Dans l'assurance, il existe des contrats “tout sauf” et des contrats qui vous assurent pour des choses très précises. Les plus protecteurs, ce sont les premiers, clarifie Frédéric Déal, responsable de l'équipe Grands comptes chez Audiens. Notre appréciation du risque pour les musiciens, c'est de dire qu'il y a beaucoup de choses qui peuvent entraîner une impossibilité pour eux de poursuivre leur activité. Cela suppose donc que la définition soit suffisamment large. Nous n'avons aucune raison de cibler une partie du corps car on se retrouverait avec des personnes qui ne peuvent plus jouer et dont nous n'avons pas su définir en amont l'organe qui peut entraîner ces situations.»

En cas d'incident, le groupe de protection sociale spécialiste du monde de la culture mandate alors un médecin expert, afin de procéder à un examen de l'ensemble des membres et de décider si le musicien concerné est encore apte physiquement à pratiquer son instrument. «La particularité de ces régimes, c'est de comporter des garanties dérogatoires qui prennent en considération que l'exercice du métier est tout à fait singulier et que dans certains cas de figure, il peut y avoir un écart entre la réalité de la situation et l'appréciation de la Sécurité sociale, précise Frédéric Déal. Il est possible d'avoir une reconnaissance de 10% d'incapacité permanente par la Sécurité sociale alors qu'en passant devant notre médecin expert, elle sera de 100%.»

Du côté des pilotes de ligne, le fonctionnement est sensiblement le même. Mais chez eux, c'est la perte de licence médicale qui est au cœur de la garantie. Chaque année, ils passent une visite médicale, essentielle à l'exercice de leur métier. S'ils sont recalés pour un problème physique quelconque, impossible de poursuivre leur activité. La grande majorité d'entre eux souscrit ainsi à une garantie contre la perte de cette licence. Là encore, elle ne cible pas une partie du corps mais englobe tout désagrément physique susceptible de déclencher une perte de licence.

«Nous sommes complètement assujettis à cette visite médicale, martèle l'ex-président du Syndicat des pilotes d'Air France, Grégoire Aplincourt. En cas de problème, nous pouvons nous retrouver avec quinze ou vingt ans de carrière à faire mais en incapacité de voler. Ce qui arrive le plus généralement, c'est une perte trop importante de vision ou d'audition. Ce jour-là, ça vous tombe un peu dessus et vous n'avez pas le choix. Il est donc indispensable que notre assurance nous prenne en charge, parce qu'une assurance classique ne le ferait jamais s'il n'y a pas d'accident mais simplement un vieillissement.»

«Pour un pilote en début de carrière, ce sera autour de 100 euros par mois, alors que vers 45 ou 50 ans, on s'approchera plutôt des 250 euros mensuels, pour finir vers 400 euros.»
Grégoire Aplincourt, ex-président du Syndicat des pilotes d'Air France

Arthur Aflalo, 29 ans, pilote chez Air France, abonde dans son sens: «Beaucoup de jeunes pilotes s'endettent à hauteur de 100.000 euros pour payer leurs études. Ce sont des années de crédit à rembourser. Ces assurances nous protègent: c'est un confort psychologique et une nécessité financière si le pire devait arriver.»

Comme les musiciens, les pilotes de ligne cumulent souvent cette prévoyance avec une assurance corporelle personnelle, qui les couvre dans la vie courante. Ajoutez à cela les montants de leurs salaires, souvent confortables, sur lesquels seront indexées leurs indemnisations en cas de problème… ainsi que l'absence d'un contrat collectif. Leurs cotisations ont, de fait, une tout autre saveur que celles de notre clarinettiste, comme le détaille Grégoire Aplincourt: «Pour un pilote en début de carrière, ce sera autour de 100 euros par mois, alors que vers 45 ou 50 ans, on s'approchera plutôt des 250 euros mensuels, pour finir vers 400 euros au crépuscule de la carrière. Et c'est pour un niveau de garantie moyen. C'est plus cher si vous voulez être extrêmement bien couvert. Mais si l'on paie plus, c'est parce que cette prévoyance couvre ce que les autres n'assurent pas.»

Pour le chirurgien maxillo-facial Mourad Benassarou, praticien à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, c'est un coût justifié: «Il y a un risque de ne plus pouvoir exercer notre métier du tout en cas d'accident, ce qui nécessiterait une reconversion professionnelle qui prend du temps et qui coûte cher, avec potentiellement une baisse du niveau de vie.»

Dans le langage de l'assurance, c'est ce que l'on appelle des risques lourds, donc dispendieux. On pourrait dès lors s'attendre à ce que le business soit (très) lucratif pour les organismes de prévoyance. Si c'est effectivement le cas pour Lloyd's of London, l'assureur des stars, Audiens affirme l'inverse: «Nous avons évidemment un souci d'être à l'équilibre, pour une question de continuité de notre activité, indique Frédéric Déal, mais notre activité n'est pas lucrative, nous n'avons pas vocation à faire de l'argent, nous n'avons pas d'actionnaires. Notre seul souci est de pouvoir continuer à couvrir les risques dans la durée pour ces professionnels.»

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