Les diafoirus médiatiques qui, depuis des mois, nous annoncent les supposées maladies incurables du cinéma, cachant mal leur joie de surenchérir de mauvaises nouvelles, négligent entre beaucoup d'autres ce fait pourtant évident: la prolifération de bons films sur les grands écrans, et leur réjouissante diversité. Mais il est vrai que ces gens-là ne vont pas voir les films qu'ils réputent «chiants».
Exemplaire est, cette semaine, l'offre sur les écrans, avec quatre titres aussi différents qu'attractifs. Parmi eux ne figure pas celui qui polarisera pourtant l'essentiel de l'attention ce mercredi 14 décembre –enfin, ce qu'il restera d'attention à côté de la demi-finale de la Coupe du monde de football: Avatar 2.
Réglons l'affaire sans tarder: cette «voie de l'eau» est une impasse. On est très loin de l'inventivité du film de 2009, y compris dans l'usage de la 3D, et de la capacité à renouveler la manière dont une superproduction hollywoodienne peut aborder des enjeux contemporains, en particulier environnementaux.
Loin d'approches qui avaient le mérite de soulever des débats, domine cette fois un message familialiste d'un conformisme aussi prévisible que rétrograde. Plus qu'un nouveau film, Avatar 2 fait penser à l'extension aquatique de l'immense parc d'attractions que devient la planète Pandora, avec les doses prévues de scènes d'action et de pyrotechnie, et, plus inattendu, le mantra patriarcal «Un père est là pour protéger, c'est le sens de son existence», répété à l'envi.
La triple dose de stéroïdes aux effets spéciaux (ballets sous-marins de créatures à nouveau démarquées de modèles terrestres, suspense à bord d'un navire qui coule directement repris de Titanic) est là pour gonfler le box-office; tant mieux. Pour ce qui est d'une quelconque attente de cinéma, circulez, il y a beaucoup à voir... ailleurs.
«Corsage», de Marie Kreutzer
C'est elle? Oui, oui, c'est bien cette femme devenue ce qu'on appelle «une icône», pas tant Élisabeth, impératrice d'Autriche, que Sissi, cet être plus ou moins inspiré de ladite Élisabeth et ayant acquis, grâce aux films avec Romy Schneider, une célébrité d'héroïne de fiction, et d'argument de vente touristique inépuisable.
Le quatrième film (mais premier distribué en France) de la réalisatrice autrichienne Mary Kreutzer semble d'abord vouloir prendre le contrepied de la légende, pour raconter qui fut vraiment l'épouse de François-Joseph, empereur d'Autriche et roi apostolique de Hongrie. Mais très vite, le film prend des chemins de traverse, pour de bien plus riches propositions.
Tout comme Élisabeth, qui n'est plus une adolescente quand le film commence, va s'échapper du corset qui enserre son corps et de celui qui comprime sa vie, le film s'échappe des contraintes du biopic, entendu comme reconstitution prétendant à la fidélité historique, et qui n'est pratiquement toujours qu'embaumement des personnes auxquels les productions de ce genre sont consacrés.
En même temps que l'impératrice prend de plus en plus de libertés avec le protocole de la cour viennoise, puis des obligations auxquelles elle devrait se conformer même en étant partie en villégiature entre lac, pur-sang et bel officier anglais, pour des ébats sous le signe de plaisirs libérateurs, le film multiplie les accrocs à la chronologie, voire à la logique, comme à la précision factuelle.
Selon un procédé qui peut évoquer le Marie-Antoinette de Sofia Coppola, mais avec des effets différents, le vocabulaire, la gestuelle, la musique, importent ainsi des signes venus d'aujourd'hui. Et voici que paraît et reparaît, jusqu'à tenir un rôle important, un opérateur de cinématographe, appareil pas encore inventé au moment où est supposée se passer l'histoire.
L'authenticité historique, la légende kitsch et l'inventivité narrative dansent ainsi ensemble pour donner toute son énergie à ce qui est, évidemment, un réquisitoire contre les contraintes imposées aux femmes, alors et jusqu'à aujourd'hui, mais aussi, mais surtout un élan de vitalité et de refus des conformismes plus général.
La place des fous et celle des enfants, les jeux sur les décors, les costumes, les apparences physiques et les codes de comportements mènent bien au-delà de la seule revendication féministe, du côté d'un trouble généralisé. Celui-ci relève, avant même l'usage des moustaches, d'une esthétique queer autrement ambitieuse.
Élisabeth, impératrice cavalière à bride abattue loin des conformismes. | Ad Vitam
Tout ce grand mouvement aux courants complexes qui porte Corsage n'existe avec une telle énergie, à la fois gracieuse, violente et angoissée, que grâce à la très belle incarnation par Vicky Krieps de celle qui emporte comme une bourrasque un film constamment inattendu. De Phantom Thread de Paul Thomas Anderson à Serre-moi fort de Mathieu Amalric, de Bergman Island de Mia Hansen-Løve à Old de M. Night Shyamalan, dans des rôles extraordinairement différents, cette actrice ne cesse de convaincre et d'impressionner.
À son amant, Élisabeth dit: «J'aime te regarder me regarder». Et c'est un séisme, quand elle, première dame d'un empire, dont le rôle est d'être seulement regardée, et de rester conforme à ce que ces yeux attendent d'elle, affirme ainsi son propre regard. La phrase, qui déplace les rapports de force qu'active le regard, vaut aussi pour la place des femmes, mais singulièrement pour celle des acteurs et bien plus encore des actrices. Cette insurrection, qui est aussi affirmation d'une autre mise en scène, tout le jeu de Vicky Krieps la transmet de mille manières au fil du film. Et c'est à la fois passionnant et très émouvant.
Corsage
de Marie Kreutzer
avec Vicky Krieps, Florian Teichtmeister, Katharina Lorenz, Colin Morgan, Aaron Friesz
Durée: 1h53
Sortie le 14 décembre 2022
«Poet», de Darezhan Omirbaev
Excellent cinéaste poursuivant depuis trente ans, dans une injuste pénombre une œuvre considérable, le réalisateur kazakh revient dix ans après L'Étudiant (2012) avec une véritable merveille.
Poet est un grand cri de rage et de tristesse. Mais un cri modulé en récit apparemment paisible, porté par un humour aux franges de l'absurde, ultime planche de survie face aux déferlantes d'enlaidissement et d'abêtissement que le règne post-soviétique du marché a ajouté, et non pas substitué, à la pompe sinistre et à la corruption de la période précédente, celle de l'URSS.
Poète et employé d'une institution culturelle d'Almaty, Didar traverse les épisodes d'une existence soumise aux diktats de l'argent, de l'apparence et de l'égoïsme avec l'élégance faussement détachée d'un Monsieur Hulot des steppes. Mais Didar n'est pas l'unique héros de Poet. Il partage ce statut avec Makhambet, poète lui aussi, mais bien réel et tout à fait mort. Mort décapité en 1846 pour s'être rebellé contre les puissants d'alors, à la botte, déjà, de l'occidentalisation. Sauf que, ironie de l'histoire, à l'époque ceux qui imposaient aux Kazakhs un mode d'existence occidentalisé étaient les Russes.
Avec un sens de la dérision qui se nourrit d'une lucidité d'entomologiste, Darezhan Omirbaev parsème le récit des aventures contemporaines de Didar d'épisodes concernant le sort de la dépouille de son collègue du XIXe siècle, comme autant de jalons hélas exemplaires de l'histoire de la région. Au cœur de cette ballade à travers le temps et les vilénies du monde contemporain se joue la recherche, la défense, la possible mort et la possible résurrection d'un trésor. Ce trésor c'est une langue, une culture, une manière d'habiter le monde et de le regarder.
Il s'agit de la culture et des modes de vie kazakh, puisque le film est situé dans cette partie du monde, mais les tensions, les ombres, les menaces valent pour tout lieu, et des situations par ailleurs fort différentes. C'est la grande finesse du cinéma de l'auteur de Tueur à gages de savoir si bien ancrer ses récits dans un contexte local, pour en faire des fables sans frontières.
Didar (Yerdos Kanaev), le poète cerné par les miroirs aux alouettes du monde contemporain. | Alfama Distribution
Parmi les multiples talents du cinéaste, il faut par exemple souligner celui-ci, aussi rare que discret, et pourtant d'une grande puissance: sa manière d'utiliser le gros plan, en particulier sur des personnes tout juste croisées par le héros, et qui souvent n'interagissent pas avec lui. Chacune, chacun, tel que Darezhan Omirbaiev les filme, est immédiatement porteur d'un univers, d'une possibilité d'histoire, d'une promesse qu'il y a encore tant à comprendre et à écouter.
Il semblera incongru de comparer ces deux films que tout sépare, hormis leur date de sortie en France. Mais ce qu'une jeune fille seule dans un théâtre désert, un bébé endormi dans un train, une femme âgée au corps lourd en train de préparer du thé recèlent de possibilités d'existence et de récits est exactement l'antithèse de tout ce dont est fait une production comme Avatar 2, où tout et tous sont assignés, formatés, utilitaires, circonscrits. Corsetés, aurait dit Sissi.
Poet
de Darezhan Omirbaev
avec Yerdos Kanaev, Gulmira Khasanova, Klara Kabylgazina
Durée: 1h45
Sortie le 14 décembre 2022
«Les Années Super 8», d'Annie
et David Ernaux
Paradoxalement, il est probable que le si réjouissant Prix Nobel de littérature attribué à Annie Ernaux apporte plus d'ombre que de lumière à ce «petit film», formidablement juste et émouvant, qu'elle cosigne avec son fils David. Semblant, à tort, en marge de l'œuvre littéraire de l'écrivaine, il vient aussi ponctuer la lente (mais désormais en train de s'affirmer) présence de l'autrice de Passion simple et de L'Événement au cinéma.
Au début des années 1970, Annie Ernaux, qui n'avait encore rien publié, et son mari Philippe achetèrent une caméra Super 8, pour faire ce que faisaient alors un grand nombre de membres de cette classe moyenne dont le jeune couple faisait partie.
Et ils firent, c'est-à-dire presque toujours le mari fit, ce que tant d'autres firent également au même moment: enregistrer des moments de la vie familiale, des voyages, des événements domestiques (dont un déménagement dans une autre ville) et parfois le fait de croiser des événements collectifs, comme l'arrivée au pouvoir de Salvador Allende.
Les Années Super 8 est entièrement composé d'images tournées en famille durant une décennie, et dont la banalité même est l'enjeu de ce film lumineux et émouvant. Lumineux et émouvant aussi, surtout, grâce au texte écrit et dit en voix off par Annie Ernaux à partir du montage réalisé aujourd'hui par elle et son fils –qu'on voit enfant à l'image.
Ce texte déploie avec des mots très simples les interrogations sur pourquoi nous filmons (ou photographions) ce qui a vocation à devenir des archives intimes. Avec une douceur incisive, il interroge combien le fait de filmer, ou de photographier, modifie les êtres, les lieux, les situations, fait d'une fête d'anniversaire ou de vacances à la campagne des petits théâtre, où l'artifice se mêle à la capture de l'instant.
C'est à la fois une trajectoire personnelle et une époque qui reviennent, la réalité d'une existence aux multiples facettes –la France des banlieues et des villes moyennes, les engagements politiques d'alors, l'importance des voyages, le devenir-écrivain, les rapports entre hommes et femmes, entre adultes et enfants.
Mais c'est également la mise en jeu, affectueuse, de la façon dont nos regards ou plus encore nos habitudes de pensée construisent nos représentations, sujet majeur et inépuisable. Mise en jeu/mise en je, bien sûr. Comme dans ses livres, c'est depuis son histoire personnelle, et énoncée comme telle, qu'Annie Ernaux trouve les chemins d'une réflexion collective.
Dans son admirable discours de récipiendaire du Nobel, elle revendique avec éclat cet emploi du «je» comme ressource pour «déchiffrer une situation vécue», le définissant comme «un outil exploratoire qui capte les sensations, celles que la mémoire a enfouies, celles que le monde autour ne cesse de nous donner, partout et tout le temps». Il est significatif que ce processus d'exploration, qu'elle a su si bien activer en solitaire avec l'écriture, passe cette fois par un travail à deux, avec une personne, son fils, à la fois elle aussi liée à cette histoire intime, mais à une toute autre place. Les Années Super 8 est bien un film d'eux deux.
Cette jeune mère de famille qui écrit après avoir fini son travail ignore que son premier manuscrit sera bientôt accepté par Gallimard. | New Story
Et c'est, absolument, un film pour le présent. Contrairement à ce qu'on pourrait supposer, le fait que nous soyons collectivement passés de la caméra Super 8 au téléphone portable pour enregistrer nos quotidiens ne rend pas obsolètes mais, au contraire, augmente les puissances de compréhension du film, tout en ajoutant des occasions d'y sourire.
Avec la distance dans le temps et les technologies, ce qui s'active (et ce qui s'obscurcit ou disparaît) dans nos formes actuelles de prises de vue individuelles peut ainsi être plus finement questionné, comme le réussit en douceur cette méditation intime et chaleureuse.
Les Années Super 8
d'Annie Ernaux et David Ernaux-Briot
Durée: 1h01
Sortie le 14 décembre 2022
«Fièvre méditerranéenne»,
de Maha Haj
Dans l'obscurité se déroule un dialogue saturé d'humour absurde ravageur. C'était un cauchemar de ce brave Walid, écrivain palestinien de Haïfa, père de famille dépressif et en surpoids. C'était surtout une des manières de la réalisatrice de raconter en fabuliste lucide et drôle l'invivable.
Ensuite, et non sans mal, Walid est réveillé par son fils, qui doit partir à l'école. Sa femme, elle, est déjà au travail, heureusement pour la famille. Et voici que débarquent, dans cet immeuble très «classe moyenne» d'un quartier arabe de la ville israélienne, un voisin, Jalal, et les siens. Tout le contraire de celui qui l'observe avec inquiétude, Jalal est dynamique, macho, extraverti, n'affichant de préoccupation que pour ses intérêts personnels, quand Walid reste scotché devant la télé à regarder les signes innombrables de l'oppression juive dans les territoires palestiniens.
Ce qui se met en place désormais relève de la comédie noire, de la chronique sensible et de la parabole, avec un sens du rythme et des agencements de situation qui font du deuxième film de cette jeune réalisatrice non pas une bonne surprise, mais une succession de bonnes surprises.
Tourné en partie dans des endroits rarement montrés dans un tel contexte (en forêt, au bord de la mer), le film multiplie les croquis comme à main levée, parfois fugaces –l'enfant qui indique une direction, la maîtresse dans l'embrasure de la porte, les aliments, les chansons–, qui étoffent la trame du drame en train de se jouer, sous des apparences qui empruntent aussi au thriller.
Walid (Amer Hlehel) et Jalal (Ashraf Farah) à table chez les parents du premier, où personne ne s'exprime selon les mêmes codes. | Dullac Distribution
Grâce aussi à ses deux acteurs principaux, Amer Hlehel et Ashraf Farah, le scénario ingénieux prend corps, et s'enrichit de multiples frémissements, qui font de Fièvre méditerranéenne, œuvre profondément mélancolique sur l'impasse totale dans laquelle se trouvent ses compatriotes, un moment de cinéma étrangement vif et habité.
Dans un esprit qui évoque inévitablement le cinéma d'Elia Suleiman, auprès de qui Maha Haj a travaillé mais qui s'exprime ici avec ses propres moyens de cinéaste et de conteuse, rarement la formule, attribuée à Chris Marker, «l'humour est la politesse du désespoir» aura-t-elle trouvé si convaincante mise en image et en récit.
Fièvre méditerranéenne
de Maha Haj
avec Amer Hlehel, Ashraf Farah, Anat Hadid
Durée: 1h50
Sortie le 14 décembre 2022
La critique des Années Super 8 est une reprise modifiée de l'article publié sur Slate le 28 mai 2022, à l'occasion de la présentation du film à la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes.
Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l'émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le dimanche de 15h à 16h sur France Culture.