Société / Culture

D'un Nobel à l'autre, Camus et Ernaux liés par une œuvre engagée

Temps de lecture : 3 min

L'œuvre d'Annie Ernaux saura toujours éclairer le débat sur l'avortement, tout comme Albert Camus le fit pour la peine de mort.

L'Événement (2000), le récit autobiographique d'Annie Ernaux, mettait en lumière son avortement clandestin en 1964 et les circonstances ayant conduit à la légalisation de l'avortement sous la loi Veil de 1975. | Photo Riccardo Milani / Hans Lucas / AFP
L'Événement (2000), le récit autobiographique d'Annie Ernaux, mettait en lumière son avortement clandestin en 1964 et les circonstances ayant conduit à la légalisation de l'avortement sous la loi Veil de 1975. | Photo Riccardo Milani / Hans Lucas / AFP

L'attribution du prix Nobel de littérature nous invite chaque année à penser l'évolution historique du rôle de l'écrivain. En choisissant Annie Ernaux, le comité a non seulement honoré une œuvre mais fait écho à la récente repénalisation de l'avortement dans une vaste partie des États-Unis.

L'Événement (2000), le récit autobiographique de la lauréate depuis adapté au cinéma par Audrey Diwan, mettait en lumière son avortement clandestin en 1964 et les circonstances ayant conduit à la légalisation de l'IVG sous la loi Veil de 1975. La littérature peut aussi bien instruire qu'inspirer, résistant ainsi à l'apathie et au cynisme, comme nous le rappelle l'œuvre d'Albert Camus –un lauréat dont Annie Ernaux se sent «proche».

Lorsque Camus reçut le prix Nobel de littérature en 1957, son essai Réflexions sur la guillotine, publié la même année, fut éclipsé au sein de son œuvre. Cet essai joua néanmoins un rôle jusqu'alors négligé dans l'histoire du mouvement contre la peine de mort. Comme je l'explique dans une étude à paraître, de nombreux abolitionnistes américains citèrent Camus lors des deux décennies suivant la publication de son réquisitoire contre la peine capitale.

Camus devant la Cour suprême

En particulier, Maître Anthony Amsterdam –le plus grand avocat américain de sa génération selon maints experts– cita plusieurs fois Réflexions sur la guillotine devant la Cour suprême des États-Unis dans l'affaire Aikens v. Californie (1972).

Camus offrait un arsenal d'arguments aux abolitionnistes américains: l'État dissimule ses exécutions derrière les murs d'une prison car il a désormais honte de tuer. Il sait d'ailleurs que la peine de mort ne dissuade pas puisqu'il montrerait autrement toujours les corps des condamnés sur la place publique. «Qu'est-ce donc que l'exécution capitale sinon le plus prémédité des meurtres, auquel aucun forfait de criminel, si calculé soit-il, ne peut être comparé?», Camus ajouta-t-il, dans un passage cité par Me Amsterdam.

Certes, maintes autres sources furent employées lors des débats portant souvent sur l'application arbitraire et discriminatoire de la peine capitale aux États-Unis. Les références à Camus offrent toutefois un nouveau regard sur les événements. Il ne s'agissait pas simplement du fait que Me Amsterdam avait étudié la littérature française avant le droit, ni de la popularité dont Camus a toujours bénéficié dans la société américaine. La rhétorique humaniste et universaliste de Camus et de Me Amsterdam traduisait la convergence des mouvements contre la peine de mort dans les démocraties occidentales.

L'Amérique semblait avoir rejoint le camp abolitionniste lorsque la Cour suprême abolit la peine de mort dans son arrêt Furman v. Géorgie (1972), une affaire liée à Aikens et également plaidée par Me Amsterdam. Cette année marque le cinquantième anniversaire de Furman, une des décisions de justice les plus importantes de l'histoire des États-Unis où le rôle de Camus avait jusqu'alors été ignoré.

«Dans l'Europe unie de demain... l'abolition solennelle de la peine de mort devrait être le premier article du Code européen que nous espérons tous.»
Albert Camus dans Réflexions sur la guillotine

Or, en 1976, l'arrêt Gregg v. Géorgie rétablit la peine de mort en dépit des efforts de Me Amsterdam. Les États-Unis ont depuis exécuté plus de 1.500 prisonniers, dont un tiers par le Texas à lui seul. Mais vingt-trois des cinquante États fédérés l'ont maintenant abolie et en 2021, le nombre d'exécutions a atteint son plus bas niveau depuis un demi-siècle. Les États-Unis sont la seule démocratie occidentale à conserver la peine de mort, qui a été abolie en droit ou en pratique par plus de deux tiers de tous les pays, selon Amnesty International.

Fil conducteur d'une œuvre

Quand Camus s'éteint dans un tragique accident automobile en 1960, la peine de mort sévit encore. La France l'abolit finalement en 1981 et le ministre de la Justice Robert Badinter salue alors Camus parmi ceux qui ont contribué à cette transformation. Dans L'Étranger (1942), Camus avait déjà fait le procès de la peine capitale qui allait coûter la vie à Meursault.

Ce sujet revient dans La Peste (1947), où le personnage Jean Tarrou –qui se sacrifie pour aider les malades– explique comment son engagement est né durant son adolescence face à l'inhumanité de la peine de mort que son père, avocat général, infligeait alors sans merci.

L'évolution du droit était le dénouement souhaité dans Réflexions sur la guillotine: «Dans l'Europe unie de demain... l'abolition solennelle de la peine de mort devrait être le premier article du Code européen que nous espérons tous.» Bien que le droit européen abolissant la peine de mort se soit construit progressivement, l'aspiration de Camus est devenue réalité.

Tandis que le mouvement abolitionniste progresse aujourd'hui aux États-Unis, ces derniers redeviennent le cadre principal du débat sur l'avortement. En juin, l'arrêt Dobbs de la Cour suprême a abrogé le droit constitutionnel à l'avortement sous le précédent Roe v. Wade (1973), permettant ainsi aux États fédérés de le repénaliser.

Ce revirement va fortement à l'encontre de l'évolution historique des libertés et des droits des femmes en Occident depuis plusieurs générations. En saisissant les expériences de celles dont le choix est qualifié de crime, l'œuvre d'Annie Ernaux saura toujours éclairer le débat sur l'avortement, tout comme Albert Camus le fit pour la peine de mort.

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