Santé / Culture

Peut-on survivre avec un régime cannibale?

Temps de lecture : 7 min

Les héros du dernier film de Luca Guadagnino, «Bones and All», s'adonnent sans retenue à l'anthropophagie. Pas sûr que cela leur permette d'avoir un bon équilibre nutritionnel.

Si ça ne tenait qu'à eux, Lee et Maren ne mangeraient que de la chair humaine à longueur de journée. | Capture d'écran Warner Bros. France via YouTube
Si ça ne tenait qu'à eux, Lee et Maren ne mangeraient que de la chair humaine à longueur de journée. | Capture d'écran Warner Bros. France via YouTube

Dans le dernier film de Luca Guadagnino, Bones and All, le réalisateur de Call Me by Your Name convoque à nouveau Timothée Chalamet pour raconter derechef l'histoire d'un jeune amour. Cette fois, point de beaux garçons homosexuels mais un jeune couple interprété par Timothée Chalamet et Taylor Russell, qui a joué dans le film Waves; des vagabonds qui ont abandonné l'école et ont un penchant très prononcé pour le goût de la chair humaine.

Dans Bones and All (basé sur le roman éponyme de Camille DeAngelis, publié en France chez Albin Michel), Chalamet et Russell incarnent Lee et Maren, deux jeunes adultes que l'inclination pour la dégustation de chair humaine confine à la marge de la société, ce qui les pousse à entreprendre un road trip sur les routes secondaires de l'Amérique.

Bien sûr, ils s'offrent une petite pause cannibale de temps en temps en chemin, mais ils font de leur mieux pour être «sages» car ils savent que se nourrir d'un autre être humain est une forme d'exploitation. Et pourtant, c'est comme une addiction: impossible de résister à cette faim si dévorante. Bones and All raconte une histoire étonnamment belle sur l'amour et sur la perte; ce film parle davantage de solitude, de traumatisme et d'appartenance que de cannibalisme.

Ceci dit, retournons vers la partie cannibalisme, parce qu'à ce sujet j'ai... euh... quelques petites questions.

Carences nutritionnelles

S'il n'y tenait qu'à eux, Lee et Maren ne mangeraient que de la chair humaine à longueur de journée. Je ne peux pas m'empêcher de me demander si ce serait possible –d'un point de vue nutritionnel. Est-ce que ce serait... satisfaisant? «Non. Prenez ça sous un autre angle, explique Bill Schutt, zoologue et auteur. Il faut le comparer avec quelqu'un qui a décidé qu'il n'allait plus manger que du bœuf jusqu'à la fin de sa vie. Pas de fruits, pas de légumes, juste de la viande. De la viande de mammifère. Ça peut être du muscle –des steaks ou des côtes–ou des abats: du foie, des reins, etc. Ce serait exactement la même chose.»

Bill Schutt, auteur de Cannibalism: A Perfectly Natural History, poursuit: «Vous auriez beaucoup de protéines et de gras, pas de glucides, et très, très peu de vitamines. La vitamine C, la vitamine, D, toutes les sortes de carences qui accompagnent le manque de ces vitamines, ça apparaît très vite. Votre niveau de cholestérol LDL exploserait, vous deviendriez probablement léthargique.» (Ou peut-être votre santé deviendrait-elle si précaire qu'un petit verre de cidre vous empêcherait de dormir pendant un mois?)

Et bon sang, Lee et Maren ont vraiment envie de manger beaucoup de chair humaine. Mais «il est absurde de penser qu'il y aurait une raison (biologique) qui pousserait des humains à consommer des corps humains de façon régulière, pour se nourrir», estime Schutt. D'autant plus quand on se rappelle qu'ils sont supposés être des jeunes en fuite, qui ont besoin d'un maximum d'énergie.

Parce qu'il n'est pas si simple de se procurer de la chair humaine, nous voyons Lee et Maren manger d'autres choses au cours du film, mais c'est toujours un deuxième choix. Une pile de crêpes pour le dîner, peut-être une pomme, quelques poulets de Cornouailles sont préparés (sans jamais paraître être consommés).

Ils auraient vraiment grand intérêt à consommer davantage de fibres. Et ce n'est pas en boulottant un humain accro à la nourriture saine bien à jour de ses vitamines et qui achète ses légumes au marché de producteurs locaux qu'ils vont en avoir. «S'ils consomment le contenu de son estomac et qu'il se trouve contenir des matières végétales, alors ils absorberont les légumes partiellement digérés que ce type aura mangés», convient Schutt. «Mais vous ne stockez pas en vous suffisamment de nutriments essentiels obtenus en mangeant des plantes et des fruits» pour qu'un cannibale puisse en bénéficier lorsqu'à son tour, il vous mange.

Une foule de maladies humaines

En outre, la chair humaine peut parfois s'avérer néfaste. Même si nos hypothétiques cannibales de la vie réelle diversifiaient leur régime alimentaire pour éviter le scorbut, ils s'exposeraient à une foule de maladies humaines et à des agents pathogènes transmis par contact avec le sang.

«S'ils consomment le contenu de son estomac et qu'il se trouve contenir des matières végétales, alors ils absorberont les légumes partiellement digérés que ce type aura mangés.»
Bill Schutt, zoologue et auteur

Certaines de ces maladies sont graves –l'encéphalopathie spongiforme bovine, ou maladie de la vache folle, a des variétés humaines. Le kuru, une maladie dégénérative du cerveau particulièrement fatale, a été découvert chez le peuple Fore de Papouasie-Nouvelle Guinée, qui pratiquait le cannibalisme lors de ses rites funéraire. «On a déterminé qu'il s'agissait d'une encéphalopathie spongiforme –la chose qui s'en rapproche le plus, c'est la maladie d'Alzheimer. En gros, ça transforme votre cerveau en éponge –ça fait des trous dedans. Et c'est ce qui vous arrive si vous mangez de la chair humaine, surtout le cerveau et la moelle épinière de quelqu'un qui est atteint de cette maladie», relate Schutt.

Certains de ces problèmes pourraient éventuellement être résolus si les protagonistes se donnaient la peine de faire cuire leurs repas, mais Lee et Maren sont plus zombies que Hannibal Lecter. Chaque «mangeur» de Bones and All (Lee, Maren et certains personnages douteux qu'ils rencontrent en chemin) consomment la chair crue, directement sur le corps [frissons].

Tabou numéro un

Le film ne s'attache naturellement pas à représenter le cannibalisme de façon réaliste, mais plutôt à l'utiliser comme véhicule narratif afin de souligner les aspects les plus tortueux de la condition humaine. Mais le cannibalisme est une bombe parmi les tabous –ce qui explique en partie pourquoi il marche si bien comme ressort narratif de cette histoire, pourquoi il donne envie au public de regarder et pourquoi il a suscité en moi tant de questions dont je connaissais déjà les réponses, en quelque sorte.

«Voilà la vraie raison pour laquelle nous avons cette conversation, et qui explique la sortie de ce film: c'est sans doute le tabou numéro un du monde occidental, j'en suis convaincu», avance Schutt. L'importance du tabou autour de l'anthropophagie est en partie liée à notre sensibilité déjà exacerbée à l'endroit de ce que nous mangeons.

Il nous est difficile de comprendre les gens qui mangent quelque chose que nous n'accepterions jamais de consommer. Pensez simplement au nombre de stéréotypes basés sur la nourriture que vous avez entendu murmurer dans les cantines scolaires et les cours de récré: nous élevons déjà les différences culinaires au niveau de la panique et de la superstition.

«Les os sont vraiment difficiles à digérer»

Cela fait bien longtemps que toutes sortes de médias utilisent la ficelle des humains qui mangent d'autres humains. Mais Bones and All apporte quelque chose de nouveau et mélange le surréalisme du cannibalisme et les problèmes extrêmement réels de la marginalité et de l'addiction, ce qui produit une œuvre de réalisme social dans laquelle les éléments irréels se détachent par contraste.

Prenez, par exemple, le titre du film: un «mangeur» chevronné explique à Lee et Maren que l'apogée du cannibalisme dans leur univers est de consommer une personne «jusqu'aux os» (bones and all), ce qui est supposé avoir une sorte d'effet transcendant. Lorsque j'ai parlé à Schutt de la plausibilité de cette théorie (j'étais obligée!), il y a eu un long silence. «Les os sont vraiment difficiles à digérer», a-t-il fini par dire.

«Si vous réduisez les os en charbon, alors vous pouvez les manger et en tirer une sorte de bénéfice nutritionnel. Mais pas un os cru. Ça vous déchirerait de l'intérieur.»​
Bill Schutt, zoologue et auteur

Et d'un point de vue physique? «Si vous prenez des hyènes, ou quelque chose comme ça, pourvue d'une mâchoire extrêmement musclée, elles sont faites pour briser des os et accéder à la moelle. Je suis certain qu'elles mangent un peu d'os, mais lorsqu'il passe dans le tube digestif du mammifère, surtout carnivore, il va le traverser assez vite. [...] Il est fort probable que l'os ne sera pas digéré du tout. C'est la moelle à l'intérieur qui serait nutritive.» Je suis plutôt calée question mâchoire de Timothée Chalamet, et je ne dirais pas qu'elle ressemble à celle d'une hyène.

Schutt m'a expliqué qu'on peut mettre des os dans un robot de cuisine (qui doit être prévu pour ça) et les mixer. Mais les manger tels quels, c'est niet. «Vu la conception de nos mâchoires [le prochain livre de Schutt parlera de dents, ndlr], si vous deviez prendre un os de belle taille, vous le mettre dans la bouche et croquer bien fort, elle ne serait pas capable de le briser parce que les muscles se détendraient automatiquement une fois une certaine pression atteinte. Dans un sens, votre corps, sans même que vous le sachiez, a décidé: si vous continuez à mordre comme ça, soit vous allez vous casser les dents, soit vous allez vous briser la mâchoire.»

Cannibalisme et marginalité

Dans un sens, c'est le tabou de l'anthropophagie que Bones and All représente de la manière la plus réaliste. «La culture est reine», avance Schutt en expliquant comment la nourriture a été une des meilleures façons d'établir un «autre» culturel depuis les tout débuts de la société moderne. «Le cannibalisme a été utilisé pour justifier le meurtre et la destruction de civilisations dans des lieux comme les Caraïbes, l'Afrique et l'Amérique centrale et du Sud. Si vous étiez cannibale –peu importait que vous le fassiez dans le cadre d'un rituel religieux–alors vous n'étiez pas un humain.» (C'est cette histoire qui rend si bizarre de constater l'émergence de la pratique de consommation du placenta chez certaines mères américaines.)

Naturellement, c'est aussi vrai dans le film. Évidemment, l'acte de cannibalisme y est souvent mélangé au meurtre: deux grands interdits. Si Lee et Maren se livrent à l'acte tabou d'une manière criminelle et dramatisée, c'est l'anthropophagie, pas le meurtre, qui les empêche vraiment de rejoindre la société. L'attraction vers la chair humaine, telle qu'elle est décrite dans le film, est, certes, tout à fait fictive. Mais un des aspects les plus louables de Bones and All est sa manière d'utiliser le cannibalisme pour mettre en exergue la description de la vie dans la marginalité.

«Savez-vous comment vous pourriez manger des os?», a repris Schutt avant qu'on ne raccroche. «J'y pense maintenant: si vous les cuisez vraiment, mais je veux dire, vraiment, vraiment, vraiment beaucoup [là, il a évoqué la manière dont les membres du groupe de Donner, des pionniers qui avaient connu la famine au XIXe siècle, avaient cuisiné leur bétail et leurs animaux domestiques, ndlr], si vous les réduisez en charbon, alors vous pouvez les manger et en tirer une sorte de bénéfice nutritionnel. Mais pas un os cru, comme ça. Ça vous déchirerait de l'intérieur.»

Bones and All

de Luca Guadagnino

avec Timothée Chalamet, Taylor Russell

Séances

Sortie le 23 novembre 2022

Durée: 2h10

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