Il est mort il y a bien longtemps –cent-dix-huit ans–, celui qui a écrit: «Le malheur me paraît tellement invraisemblable que j'en viens même à ne plus savoir que penser, je m'y perds.» Elle est intensément vivante, celle qui dit et ne dit pas cette phrase, la triture, la mâchonne, la murmure, la digère, la métabolise. Et bloque. Encore. Et encore.
C'est très bizarre, presque burlesque, ou un peu malsain, ce rapport obsessionnel d'Isabelle Huppert à une seule phrase, une réplique de La Cerisaie d'Anton Tchekhov, qu'elle va jouer le soir même sur une des scènes les plus célèbres du monde, celle du Palais des papes, en ouverture du Festival d'Avignon.
Problème trivial? Anecdotique? Chacun peut à bon droit le penser tant qu'il n'a pas vu ces séquences –dans le jardin, dans la voiture, dans la loge, sur le plateau pendant la dernière répétition. Parce que ce qu'on voit, ce qu'on perçoit, est à la fois bouleversant et infiniment troublant. Ce qui s'éprouve là, presque indépendamment d'à propos de quoi cela s'éprouve (jouer une pièce de Tchekhov), concerne la peur et le courage. Ce qui se ressent est au croisement d'un acte de passion au-delà de la raison et, du même mouvement, le travail. Le travail comme un acte qui engage tout entier.
Il n'est peut-être rien de plus émouvant au cinéma que, lorsqu'elles sont bien filmées (c'est rare), des personnes qui travaillent. Cela vaut pour un boulanger faisant des croissants ou un conducteur de RER, comme pour Mick Jagger on stage chantant «Satisfaction» pour la quatorze millième fois. Lorsque la caméra sait voir et faire voir l'investissement de toutes les facultés du corps et de l'esprit pour que quelque chose se fasse, que quelque chose existe, que quelque chose arrive. Pas comme un exploit unique, hors norme, mais comme un accomplissement quotidien, qui agit dans le monde et définit, au moins en partie, celui ou celle qui l'exécute.
Isabelle Huppert est une immense artiste. Au moment où Benoît Jacquot la filme, cela lui complique un peu plus la tâche qu'elle a à surmonter. Cette unique phrase de Tchekhov est-elle vraiment si cruciale pour elle, ou en fait-elle une manière de s'accrocher à quelque chose pour mieux prendre en charge l'ensemble du rôle de Lioubov? On ne le saura jamais. On ne peut pas le savoir. Sans doute elle-même ne le sait-elle pas.
L'inverse radical de
la communication
Ce qu'elle sait, et que grâce au film nous voyons avec une intensité exceptionnelle qu'elle sait, est que «ça» passe par là. Ça quoi? Va savoir, disait Jacques Rivette, en titre d'un autre beau film où le cinéma se donne pour tâche d'approcher, avec ses moyens à lui –la caméra, le montage (qui consiste aussi à ne pas couper), la présence de traces du monde dans le cadre– ce qui s'active dans le théâtre.
En répétition sur le plateau de La Cerisaie, magnifiquement mise en scène par Tiago Rodrigues, au Palais des papes. | Les Films du Losange
Benoît Jacquot est, avec Jean Renoir et Jacques Rivette, un de ceux qui se seront le plus et le mieux passionnés par ces enjeux. On se souvient de son Elvire-Jouvet 40, ou de La Fausse Suivante tourné dans un théâtre. Mais cette recherche attentionnée court tout au long de sa filmographie, de façon plus ou moins explicite, jusqu'à la récente et magnifique mise en écran de la pièce de Marguerite Duras, Suzanna Andler.
Ici, il ne s'agit pas tant de comprendre que de ressentir ce qui se joue dans le jeu des véritables acteurs et actrices. Pas les publicitaires, pas les politiciens, pas les animateurs télé, pas les influenceurs, pas les grands patrons qui font des shows devant leurs actionnaires et leurs employés, pas les innombrables et omniprésents praticiens de la représentation de soi. Les véritables acteurs: l'inverse radical de la communication. C'est en cela que ce film concerne bien davantage que celles et ceux qu'il montre, et le milieu particulier –les coulisses de représentations théâtrales– où il se situe.
Ce qu'active Par cœurs est, sans le dire jamais, une approche de ce qui peut circuler entre des corps (ceux des interprètes), des énoncés (quel que soit le texte) et une assemblée de spectateurs qui ne sont pas, ne sont jamais et ne devraient jamais être chosifiés en «le» public. Il y est question de liberté, bien davantage que de pouvoir.
Elle et lui
Parmi les films de Benoît Jacquot explicitement consacrés à ce qui advient par les labeurs et sortilèges de la présence en scène figure un autre documentaire déjà intitulé Par cœur, et qui accompagnait Fabrice Luchini en 1998. Et au milieu du nouveau film, devenu pluriel, le revoici, seul en scène, lui aussi à Avignon lors de cette édition 2001 du festival, mais dans un espace plus modeste que celui que va occuper Isabelle Huppert. Il s'apprête à dire un montage de textes de Nietzsche.
De l'actrice à l'acteur, d'un texte à l'autre, d'un espace à l'autre, le dispositif de tournage apparemment très simple fait que ce changement rend mieux sensible tout ce qui s'activait du rapport entre les protagonistes. Protagonistes bien plus nombreux qu'il ne semblait: l'actrice ou l'acteur, le texte, le «personnage» (il y en a aussi un dans les lectures solo de Fabrice Luchini), le cinéaste, la caméra et celle qui la tient, les spectateurs du spectacle auxquels le travail en cours est destiné, les spectateurs du film... La liste n'est pas complète.
Cette dramaturgie très peuplée se déploie grâce au contraste entre les deux modes de présence qui se manifestent selon celle ou celui qui est filmé. S'éprouve d'abord la proximité attentive, frémissante, entre auscultation consentie et caresse complice, qui lie la machine cinéma et Isabelle Huppert. Elle sait tout de comment ça marche, au théâtre et avec les appareils de prise de vue, et elle sait comment ne pas s'y laisser piéger ou formater. La manière dont elle existe dans le film est aux antipodes de la distance, à la fois magistrale et appuyant sur la connivence, de Luchini, grand commentateur de Luchini.
Un vent de folie
Elle et lui ont le même horizon, mais ne l'approchent pas par les mêmes moyens. Et pas dans les mêmes conditions. Pour le solitaire Luchini –à la gageure de faire entendre, comme de la musique en même temps que comme un puissant alliage de significations–, les dernières pages du philosophe du Gai Savoir avant son entrée dans la folie, s'invite un défi supplémentaire.
Le vent est à Avignon un visiteur interventionniste (ce qui a, en 2010, donné lieu à une belle proposition artistique) et Fabrice Luchini, acteur du contrôle s'il en est, se trouve donc engagé dans un véritable combat, non dépourvu d'héroïsme, contre ce trublion faisant irruption dans son seul-en-scène.
Fabrice Luchini à l'épreuve du texte et du vent. | Les Films du Losange
Dans la tempête de pensées et de formulations du philosophe allemand, cette intrusion météorologique produit un effet réjouissant, qui du même souffle perturbe et stimule l'acteur. Le trouble est partout, chez un comédien qui cite à l'envi les injonctions de Louis Jouvet de disparaître comme individu dans le texte et le personnage, quand lui-même est si ostensiblement présent dans toutes ses apparitions.
Au-delà du raisonnable
Au cours du film, la partie Luchini ne s'oppose pas tant à la partie Huppert, elles se stimulent l'une l'autre, par tout ce qui y contraste comme par tout ce qui s'y fait écho. L'immersion de l'actrice dans le matériau même de la langue, qui suscitait aussi tant de questions quant aux processus de la mémoire, résonne mieux encore avec l'exhaustion du texte et de lui-même que pratique Luchini, expliquant et discutant à haute voix ce qu'il cherche à faire.
C'est drôle, c'est fulgurant d'intelligence, c'est énervant, et au bout de cette traversée réinventée sur les traces de Nietzche, commencée en répétition et poursuivie devant les spectateurs, c'est très, très beau. Ces deux-là, Huppert et Luchini –et d'ailleurs aussi Jacquot, auquel il convient d'adjoindre les deux femmes à la caméra, Caroline Champetier et Inès Tabarin– sont folle et fou.
Ce qu'ils cherchent et leur manière de chercher va très loin au-delà du sens commun et des comportements raisonnables. Mais là, justement là, s'active quelque chose qui concerne non seulement les deux interprètes, les textes majeurs auxquels on les voit se consacrer et, au-delà, le travail d'acteur. À sa façon faussement minimaliste, Par cœurs met en lumière et en émotion ce qui rend humains les humains, et la promesse de renouveler ce qu'ils ont à partager. Cela, le vent ne l'emportera pas.
Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l'émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le dimanche de 15h à 16h sur France Culture.
Par cœurs
de Benoît Jacquot
avec Isabelle Huppert, Fabrice Luchini
Durée: 1h16
Sortie le 28 décembre 2022