La cheminée est allumée, des petits-enfants déjeunent avec leurs grands-parents et, à quelques minutes de l'ouverture de la Coupe du monde, un trentenaire déplie un exemplaire du Guardian sur une table de bois clair, illuminée par les rayons de soleil qui filtrent à travers une fenêtre mal nettoyée. Au pays du football, ce pub du sud-est de l'Angleterre a choisi de ne pas diffuser une seule seconde de la compétition: «J'aurais l'impression de faire de l'argent sur le dos des discriminations et de la souffrance des travailleurs exploités», explique le patron.
La une du journal, elle, ne montre ni Kylian Mbappé ni Cristiano Ronaldo ni une des stars actuelles de la sélection anglaise, mais une photo de David Beckham, retraité depuis 2013. Posant comme dans une pub de parfum, le mari de Victoria fixe l'horizon, avec dans son dos la forêt de gratte-ciel typique du Qatar. Le cliché est accompagné d'une question: «Le rôle de David Beckham au Qatar tuera-t-il sa marque?»
La naissance d'un mythe
Parce que l'ambassadeur du Mondial au Qatar est bien cela: une marque. En 2019, la Beckham Brand Holdings, que l'ancien milieu de terrain dirige avec son épouse, affichait un chiffre d'affaires de 13,7 millions de dollars (11,9 millions d'euros). En 2020, l'ex-joueur signait des contrats de sponsoring ultra-lucratifs avec Panini, la compagnie de jeux vidéo Electronic Arts et la chaîne australienne de salles de sport F45, complétant un portfolio de clients comptant déjà Adidas, le whisky Haig Club et les montres Tudor.
Niveau football, «Becks» détient 10% du petit club de Salford, en banlieue de Manchester, et surtout l'Inter Miami CF, franchise montée de toutes pièces en 2018. «Il a toujours eu l'ambition d'avoir beaucoup de succès dans ses entreprises, estime Andy Milligan, auteur de Brand It Like Beckham. Tout, dans la marque Beckham, a été planifié et exécuté avec le professionnalisme et la créativité que l'on peut attendre de grands groupes comme Unilever ou Nestlé.» Et lorsque l'on se plonge dans le parcours et l'histoire du Spice Boy, ce n'est pas étonnant.
Le jeune Anglais jouait sa deuxième saison avec les Galácticos, équipe de superstars acquises à coups de transferts mirobolants par le Real Madrid, quand Ellis Cashmore a sorti, en 2004, un livre sobrement intitulé Beckham. Alors professeur à l'université Aston de Birmingham, il analysait dans son ouvrage comment son sujet était devenu une célébrité «sans égale».
Près de deux décennies plus tard, l'expert explique cette popularité «digne de celle des Beatles dans les années 1960» par «l'intersection de l'histoire et de sa personnalité». La première saison pleine de Beckham à Manchester United, son club formateur, a lieu en 1995-1996 «une époque à laquelle ce que nous appelons désormais la “celebrity culture” était en train de prendre forme. Lui parlait peu, offrant une sorte de toile vierge sur laquelle le public pouvait peindre ses propres idées. Un peu comme Howard Hughes avant lui. Moins tu en fais, plus tu invites le public à penser de toi ce qu'il a envie de penser. C'est ainsi qu'est née la mystique Beckham.»
Sur l'autoroute des
nouveaux riches
Selon Andy Mulligan, la popularité de David Beckham est due à trois facteurs: «Sa détermination à donner le meilleur de lui-même, ce qu'il a prouvé sur le terrain. Ensuite, en plus d'un physique avantageux, il a aussi un véritable sens du style. Enfin, il donne l'impression d'avoir les pieds sur terre. Il se dégage de lui une sorte d'humilité.»
Revenons sur son passé. Quand le petit David avait 3 ans, ses parents, une coiffeuse et un monteur de cuisines mariés en 1969 dans le borough de Hackney, décidaient de quitter Londres pour rejoindre l'Essex, comté coincé entre le nord-est de la capitale britannique et la mer du Nord.
«Victoria a été le catalyseur: elle était pétrie dans le moule de la célébrité,
elle savait gérer les médias, saisir
les opportunités. Elle l'a conseillé
sur chacun de ses mouvements.»
En Angleterre, médias et cercles de réflexion aiment dégager des tendances électorales des archétypes d'électeurs ancrés dans des zones géographiques précises, votant pour un parti ou un autre en fonction de critères économiques, sociaux et culturels. En 1990, naissait ainsi le terme «Essex man». Les parents de l'Essex man appartenaient à la classe ouvrière londonienne. Lui partait vivre en banlieue, où l'accès au logement était meilleur, à une époque où le système éducatif s'améliorait et les opportunités sur le marché de l'emploi se développaient. Ses parents votaient travaillistes. Lui préfèrait le Parti conservateur de Thatcher.
Le père de David Beckham répond à ces critères. «On peut donc penser que cette éthique d'ascension sociale que représentait l'Essex des années 1980 et 1990 fait partie de sa psychologie, estime Alex Niven, de l'université de Newcastle. Une éthique qui le préparait à la perfection, à emprunter l'autoroute des nouveaux riches, que son épouse incarnait également.»
«If you wanna be my lover»
Si la fame de David Beckham démarre sur le terrain, c'est d'ailleurs sa relation avec Victoria, membre éminent du girls band Spice Girls dominant alors les charts britanniques, qui lui donnera des proportions hors du commun. Le beau gosse au pied droit de velours et celle que l'on surnomme «Posh Spice» se rencontrent en 1997, après un match de Manchester United. «C'est cette romance, puis ce mariage qui expliquent sa popularité, reprend Ellis Cashmore. Victoria a été le catalyseur: elle était pétrie dans le moule de la célébrité, elle savait gérer les médias, saisir les opportunités. Elle l'a conseillé sur chacun de ses mouvements.»
Née Victoria Adams à Harlow, dans le comté de l'Essex, la chanteuse ouvrait une première fenêtre sur ses convictions politiques en 1996, lors d'un entretien donné à The Spectator, hebdomadaire conservateur dont Boris Johnson devint le rédacteur en chef trois ans plus tard. Geri Halliwell y disait d'abord son admiration pour Margaret Thatcher, «la première Spice Girl, la pionnière de notre idéologie», avant que Victoria promette que les membres du groupe «ne voteraient jamais pour les travaillistes».
La future épouse Beckham affirmait ensuite être «patriote» et très opposée à l'entrée de son pays dans la zone euro. «Nous voulons la tête de la reine sur nos pièces de monnaie, dévoilait-elle. Les eurobureaucrates détruisent chaque petit bout de l'identité nationale. Nous voyageons à travers l'Europe. Tous ces pays se ressemblent. Seule l'Angleterre est différente. Ça ne vous dérange pas qu'un type en Allemagne prenne des décisions pour nous?» Ainsi parlait la conseillère de David Beckham quelques mois avant leur rencontre.
«Tu as été le premier joueur de foot
à parler de tes fans gays, puis tu as épousé une des Spice Girls, ce qui est
la chose la plus gay qu'un être humain puisse faire.»
Les Beckham de 2022 sont une évolution logique de ceux qui faisaient la une des tabloïds des années 1990: un couple matérialiste à tendance conservatrice. À la mort d'Elizabeth II, celui qui a enterré sa carrière de footballeur au Paris Saint-Germain se montrait douze heures durant parmi la plèbe qui faisait la queue pour apercevoir le cercueil de leur défunte monarque. Vêtu comme l'un des Peaky Blinders, David Beckham expliquait être «un immense royaliste et fan de la famille royale».
Depuis Newcastle, Alex Niven commente: «Cela n'a rien d'étonnant. Dans des endroits comme l'Essex, le conservatisme était populaire au sein de la classe ouvrière, car le sud-est de l'Angleterre a échappé aux pires effets de la désindustrialisation sous Thatcher, tout en bénéficiant de certains aspects de sa politique. La loyauté envers la monarchie est un comportement typique des conservateurs issus de la “working class”.»
Une icône déchue
Mais du côté des fans, le contrat liant l'ex-footballeur au Qatar ne passe pas. Le 13 novembre dernier, à sept jours du coup d'envoi du Mondial, le comédien Joe Lycett publiait une vidéo dans laquelle il s'adressait directement à l'ancien capitaine de la sélection anglaise, veste à paillettes sur le dos et l'air de présenter ses vœux à la nation. Dans ce clip publié sur un site du nom de Benderslikebeckham.com, le comédien revenait d'abord sur le statut d'«icône gay» de David Beckham.
«Tu as été le premier joueur de foot à parler de tes fans gays, puis tu as épousé une des Spice Girls, ce qui est la chose la plus gay qu'un être humain puisse faire.» Décrit comme le «premier métrosexuel» par Ellis Cashmore, David Beckham était d'ailleurs surtout le premier footballeur de Premier League à faire la une du magazine gay Attitude, dès 2002.
Ce sur quoi, le comédien enchaînait: «Mais nous sommes en 2022 et tu as maintenant signé un contrat que l'on estime à 10 millions de livres [10 millions d'euros, ndlr] avec le Qatar pour être leur ambassadeur pendant la Coupe du monde de la FIFA. Le Qatar, qui a été élu comme l'un des pires endroits sur Terre où être gay. L'homosexualité y est illégale, punissable d'emprisonnement et, si tu es musulman, parfois même de mort.»
Joe Lycett lançait ensuite un ultimatum à la star du foot: soit David Beckham coupait les ponts avec le Qatar et le comédien donnait 10.000 livres à une association supportant «les personnes queers» du monde du football, soit il les enfonçait dans un broyeur.
https://t.co/FqoC3hSFM8 🌈 pic.twitter.com/EPLVNwmnvV
— Joe Lycett (@joelycett) November 13, 2022
Quelques jours plus tard, il contactait la team Beckham par mail: «Je n'ai toujours pas de nouvelles de lui. Je n'ai pas du tout envie de détruire 10.000 livres!!! Je ne veux pas non plus qu'un trésor national qui a toujours soutenu la communauté LGBT+ fasse la promotion d'un État-nation au bilan épouvantable en matière de droits humains et condamne les gays à la peine de mort.» Joe Lycett n'a finalement pas broyé son argent et l'a offert à une œuvre de charité. Mais son coup médiatique a fait parler.
David Beckham n'a toutefois donné aucun signe de vie, si ce n'est à travers une déclaration vide de sens, digne d'un robot marketing, dans laquelle il déclarait que le Mondial qatari serait «une tribune pour le progrès. Car lorsque les rêves sont mis en œuvre avec dévouement et travail, ils deviennent réalité.» Ellis Cashmore réagit: «Évidemment, il n'en croit pas un mot. Tout ce qu'il dit ou fait est soigneusement préparé, probablement par son épouse.»
Fondateur en 2017 de Proud Seagulls, groupe de fans LGBT+ du Brighton & Hove Football Club, Stuart Matthews abonde: «Quand j'ai lu que les Qataris l'avaient payé pour aller au Qatar, cela m'a attristé. La seule raison pour laquelle ils voulaient qu'il vienne était d'améliorer l'image du pays. Beckham a une bonne réputation, ce n'est pas un bad boy, il est propre sur lui. Cela améliore leur profil. Il aurait dû dire “non merci” et rester chez lui.»
Pour Stuart Matthews comme pour d'autres, le shooting pour Attitude et la défense du Qatar ne sont en fait pour David Beckham que les deux faces d'une même pièce. L'ancien numéro 7 des Red Devils est un animal opportuniste qui suit l'odeur des billets de banque. «Il prend l'argent où il peut, assure Ellis Cashmore. La marque Beckham ne rencontre pas autant de succès qu'elle en a l'air. Leur business gagne de moins en moins d'argent chaque année. La marque de Victoria est bien vue dans le monde de la mode, mais perd de l'argent. Alors, oui, ce qui motive Beckham, c'est avant tout l'argent.»
«Tant pis si vous êtes gay. Pendant ce temps-là, Beckham sourit»
L'argent, l'argent, l'argent... Il en palpe de partout. Néanmoins, pour le sociologue, accepter les millions du Qatar aurait déjà endommagé son image. «Mais les fans et les gens en général ont une mémoire sélective et beaucoup auront sûrement oublié son hypocrisie dans un an.»
Stuart Matthews est plus catégorique: «Il a montré son vrai visage. Les gens savent qu'il a un prix et qu'il s'est vendu au Qatar. On ne l'entend plus. C'est à se demander ce qu'il fabrique. Il ne va pas pouvoir se cacher pendant toute la compétition.» En Angleterre, le Times et The Independent ont aussi titré sur la marque Beckham et l'argent du Qatar. Mais la plus acerbe critique était diffusée en direct, deux jours avant le début du mondial, dans «The Last Leg», un late-night show de Channel 4, qui s'adonnait à une ultra-violente parodie de Three Lions, le célèbre hymne des supporters de l'équipe d'Angleterre.
Devant un public qui n'en croyait pas ses oreilles, les présentateurs transformaient «It's coming home» en «it's becoming homophobic», avant d'enchaîner en expliquant être incapables d'ignorer «les travailleurs morts» sur les chantiers, puis d'accuser la FIFA d'avoir donné le tournoi au plus offrant.
«Tant pis si vous êtes gay. [...] Pendant ce temps-là, Beckham sourit.» «Ils vous emprisonneront si vous êtes queer. Et on le sait depuis douze ans. Au Qatar, si Alan Carr était en tournée, que Boy George le rejoignait et Ru Paul aussi, ils pourraient finir avec leurs trois têtes sur des piques. Pendant ce temps-là, Beckham sourit.» Mais peut-être plus pour bien longtemps.