Lorsque, pour aborder la crise du Covid, nous écrivons ici, sur Twitter ou ailleurs, nous avons à cœur de mettre sur la table les éléments tangibles dont nous disposons et d'aborder les différents arguments relatifs à la prévention ou aux traitements –vaccins, masque, aération, antiviraux, etc.– en tentant de comprendre et parfois d'expliquer les éventuels blocages, le pour et le contre, sans toujours être d'accord entre nous.
Le rôle des médecins, scientifiques et journalistes spécialisés n'est pas d'être les représentants d'un camp, celui qui simplifierait à outrance les choses voire mettrait de côté ce qui ne fait pas plaisir ou encore ne serait pas assez «pédagogique». Nous n'aimons d'ailleurs pas ce mot tant que cela, car il vient de la racine grecque «enfant» et nous savons que la plupart de nos lecteurs sont des adultes qui souhaitent participer au débat sans être infantilisés.
Ainsi, il nous semble légitime et même important de réussir à parler par exemple des effets indésirables des vaccins contre le Covid, ou de leur faible efficacité actuelle à bloquer la transmission du variant Omicron, sans sous-estimer leur importance considérable dans la lutte contre les formes graves de l'infection et contre les Covid longs. Les troubles menstruels associés au vaccin sont certes bénins et temporaires, mais pourquoi et au nom de quoi devrions-nous les occulter?
Certains débats durant la pandémie se sont tellement polarisés, y compris politiquement, que face à toute remise en question de l'efficacité de certaines mesures de prévention, on se voit rapidement voué aux gémonies et objet de suspicions de populisme, y compris par ses pairs. Ne cachons pas que nous avons souvent la crainte de voir nos propres propos, lorsqu'ils veulent exprimer une nuance, par exemple sur le vaccin, les autotests, le pass vaccinal, ou encore l'obligation vaccinale des soignants, récupérés et travestis par les voix de tous les anti-tout qui considèrent la vaccination, le masque, ou toute mesure de prévention comme inutile sinon dangereuse et toujours liberticide.
Ces craintes sont alimentées par la conscience grandissante que le populisme est l'un des freins les plus nuisibles à la lutte contre la pandémie. Et qu'il est l'un des plus dangereux et virulents ennemis de la santé publique.
«Une caractéristique qui le rapproche du populisme politique»
Dans leur rapport «Le populisme contre la science», Luc Rouban et Virginie Tournay expliquent que le populisme s'appuie sur trois principes: la critique des élites, vues comme non représentatives de la population et considérées comme corrompues et inefficaces; la critique de la démocratie représentative –le peuple est supposé savoir ce qui est bon pour lui et n'aurait ainsi pas besoin de représentants; et la remise en cause du raisonnement scientifique: «À la culture et au débat scientifiques, le populisme oppose le bon sens populaire, les traditions, les savoirs et les mémoires communautaires.»
De son côté, le Comité d'éthique du CNRS dans son avis n°2021-42 expose qu'une large part de la défiance envers la science émane d'un populisme scientifique: «Ce courant de pensée politique peut prendre des aspects démagogiques en préconisant et en soutenant des solutions simplistes à divers problèmes sociaux. Le populisme scientifique a une caractéristique qui le rapproche du populisme politique: il donne l'illusion de pouvoir accéder au “savoir” sans passer par les instances de validation du fait scientifique. Le populiste politique sollicite un consensus sans représentativité référendaire tandis que le populiste scientifique s'appuie sur une opinion sans représentativité académique.»
Sans aller jusqu'à proposer que toute politique publique suive aveuglément la science, ni considérer que tout savoir populaire n'aurait nécessairement aucune place dans les décisions, force est de reconnaitre que la pandémie de Covid-19 a particulièrement mis en lumière la prégnance et les dangers du populisme scientifique.
Nous l'avons vu dans la défiance envers les masques puis les vaccins, dans la volonté de promouvoir des médicaments rapidement évalués comme «miracles» pour traiter ou prévenir le Covid, ou bien encore dans la remise en question des différentes mesures prises pour limiter la circulation virale… quand il ne s'agit pas, tout simplement, de nier la réalité du Sars-CoV-2, ou encore d'évoquer son origine qui fait encore débat.
Sans surprise, les partis populistes, et plus spécifiquement ceux qui s'ancrent dans le conservatisme et non dans le progrès social, ont embrayé et se sont illustrés dans la critique des préconisations des experts. Dans une moindre mesure, des partis de gauche ou certaines de leurs franges, ont pu céder aussi à une certaine forme de populisme scientifique, surtout dès lors que les élections approchaient et qu'il s'agissait de ne pas heurter des électeurs las de subir des restrictions et des obligations imposées par le gouvernement –alors même qu'elles étaient préconisées par de larges consensus scientifiques.
Trois exemples de gestion de la crise par des chefs d'État populistes
Évidemment, la récupération politique et la défiance envers les autorités en place ne sont pas propres à la science, mais leurs conséquences sont à proprement parler dramatiques dans les États dirigés par des gouvernements populistes et conservateurs.
Évoquons d'abord le cas Donald Trump. Dès février 2020, celui qui était alors président des États Unis s'est montré sceptique et déclarait: «En avril, dès que les températures auront un peu remonté, ce virus disparaîtra. Comme par miracle.» Si les frontières ont rapidement été fermées et l'état d'urgence déclaré, ce n'était pas, pour le gouvernement Trump, sans avoir commandé d'importants stocks d'hydroxychloroquine ni s'être montré en claire opposition avec le port du masque –on se souvient du vice-président Mike Pence en visite dans un hôpital et refusant de porter un masque chirurgical.
On se souvient aussi du mépris affiché à l'égard des premières recommandations d'Anthony Fauci, pourtant conseiller médical en chef de la Maison-Blanche. Très critique à l'égard de la gestion de la pandémie par l'OMS, Trump a décidé l'impensable: organiser le départ des États-Unis de l'organisation onusienne et suspendre toute contribution financière. Ce sera l'une des toutes premières mesures du président Biden que de revenir sur cette sortie et cette suspension.
Alimentant la défiance envers la science, le gouvernement populiste de Trump a fortement favorisé l'adhésion des sympathisants républicains à une pensée anti-masques et antivax. On sait aujourd'hui que les électeurs républicains ont payé un très lourd tribut à la pandémie: ils enregistrent une mortalité trois fois plus élevée que chez les électeurs démocrates –et se sont largement moins fait vacciner qu'eux (50% contre 82% en mai 2021). Le Financial Times estimait durant les dix-huit derniers mois à 60.000 le nombre de décès dans le pays attribués à la polarisation des attitudes à l'égard de la science et des scientifiques.
On retrouve, sans surprise, une gestion catastrophique de la pandémie de Covid-19 au sein du Brésil de Jair Bolsonaro qui, comme le signale Lucie Guimier dans son livre Géopolitique de la santé (éditions Le Cavalier bleu, octobre 2022), s'est entêté à glorifier l'hydroxychloroquine et à tenir des propos antivax en pleine pandémie, alors que son pays était la nation la plus endeuillée par le Covid.
Le Royaume-Uni, qui affiche l'un des plus lourds bilans sanitaires de l'Europe de l'Ouest, le doit très possiblement aux atermoiements populistes de Boris Johnson, au pouvoir aux premières heures de la pandémie. Il aura fallu 335 décès pour que le Premier ministre britannique décrète le premier confinement le 23 mars 2020, alors qu'il n'aura pas fallu plus d'un décès pour que le Danemark prenne cette décision le 11 mars. On sait aujourd'hui que, comme pour les incendies de forêt, la rapidité de la décision est clé dans la lutte contre les départs épidémiques.
Peut-être dans les trois cas, ces chefs d'État populistes ont-ils payé leur échec électoral de leur piètre bilan sanitaire dans la gestion de la pandémie –au moins en partie.
En France, le cas d'école du professeur Raoult
En France, si les débats sur les mesures à prendre contre la pandémie agitaient le personnel politique, ils étaient aussi très vifs dans le camp des scientifiques, notamment à travers la figure emblématique de Didier Raoult. Celui-ci cochait toutes les cases d'une forme de populisme scientifique avec son discours anti-élite (et anti-élite parisienne) et sa promotion de l'hydroxychloroquine sans accepter de se soumettre au «diktat» de la méthodologie scientifique, en vantant les vertus d'un médicament peu cher, loin des lobbys pharmaceutiques et facile d'accès qui devait magiquement résoudre le problème –très surjoué– de cette pandémie.
Son discours, toujours provocateur, passant par des canaux proches du grand public (YouTube plutôt que des publications dans des revues à comité de lecture qui avaient pourtant fait sa gloire passée), et sa posture pleine d'assurance et d'indépendance avaient effectivement de quoi séduire son public –combien de fois avons-nous entendu des personnes dire qu'elles avaient envie d'y croire? Le cas Raoult aura au moins eu un mérite, celui de nous avoir bien fait comprendre qu'il ne faut jamais se fier aux seuls arguments d'autorité.
Qu'importe l'autorité du professeur Didier Raoult, qu'importent ses prix scientifiques, sa carrière d'ancien président de l'Université de Marseille et d'ancien doyen de la faculté de médecine. Qu'importe qu'il fut le directeur en exercice de l'Institut hospitalo-universitaire de Marseille. Qu'importe même qu'il fut un spécialiste renommé de microbiologie élu à l'Académie des sciences. La seule chose qui doit toujours et vraiment compter, c'est la démonstration scientifique, avec une méthodologie rigoureuse, un respect des impératifs éthiques, et une transparence permettant au moins à ses pairs de valider les résultats de sa recherche.
Le populisme scientifique de Didier Raoult, mais aussi de celles et ceux qui l'ont soutenu, a probablement fait des dégâts. Même si ces derniers restent encore difficiles à quantifier exactement, Osons Causer notait dans L'Humanité que l'«on peut estimer qu'à chaque fois que Raoult, Péronne, Aberkane […] ont réussi à convaincre 743 personnes de ne pas se faire vacciner, c'est une vie qui a été perdue pour rien en 2021». Et nous ajoutons: en France. Car ces discours se sont propagés bien au-delà des frontières de l'Hexagone.
Si la crise du Covid est un exemple prégnant de la toxicité du populisme sur la santé publique, n'oublions pas que c'est aussi ce même type de populisme qui fait le lit des mouvements anti-avortement en dépit du fait que de telles politiques sont reconnues comme dangereuses pour la santé des femmes. Ce sont eux aussi qui, sur la base de préjugés, nuisent à la santé des minorités –personnes racisées, travailleurs et travailleuses du sexe, etc. Enfin, on retrouve bien sûr ce populisme dans les arguments climato-sceptiques qui ont fait prendre des retards considérables dans la mise en œuvre de politiques ambitieuses et efficaces dans la lutte contre le dérèglement climatique.
Des rôles clés à renforcer
Alors maintenant, on fait quoi? Parce qu'il ne s'agit pas de prendre acte d'une dangereuse lame de fond en restant les bras croisés. Il faut aussi pouvoir réagir efficacement vis-à-vis des populismes de tous bords si l'on veut contribuer à protéger la santé publique.
Il nous semble en premier lieu essentiel de promouvoir l'information publique, une information publique didactique et transparente qui tente aussi bien que possible de faire part des nuances. Une communication qui sait aussi dire qu'elle ne sait pas quand il persiste des zones d'ombre. À ce titre, il nous semble important de pouvoir valoriser les prises de parole des scientifiques tenant du consensus et de formaliser le fait que cette communication publique est l'un de leurs rôles. Un récent rapport d'économistes de Kiel classait les campagnes d'information publique comme le premier des déterminants efficaces contre la pandémie, avant la fermeture des écoles, le testing, le contact-tracing ou les contrôles sanitaires aux frontières.
L'information de qualité est le premier rempart, le meilleur bouclier contre la désinformation et le populisme. Si le populisme tue, l'information fondée sur des arguments scientifiques sauve des vies. Outre le tribut versé par leurs publics cibles, la désinformation et le populisme brandissent la menace et la haine à destination des émetteurs de données de qualité. On doit donc assurer la protection des journalistes spécialisés dans les sujets de santé publique et des scientifiques qui se retrouvent à devoir faire face à des attaques les plus viles, quand ce ne sont pas des menaces ou des violences.
En matière de prévention, notamment vis-à-vis des maladies émergentes mais aussi des maladies non transmissibles, en matière de conseils et d'éducation à la santé, il serait particulièrement important de reconnaître et de renforcer le rôle clé des pharmaciens et des médecins généralistes. De nombreuses enquêtes montrent de manière répétée et constante que ce sont deux professions à qui la population accorde une très large confiance. Il faut que les pouvoirs publics sachent miser sur les pharmaciens et les médecins généralistes libéraux, qui représentent l'un des rouages les plus efficaces et simples à activer en continu dans la lutte contre la désinformation médicale et scientifique rampante de notre société.
Enfin, collectivement et en complément des missions de l'État, nous pouvons chacun promouvoir des initiatives d'autodéfense sanitaire et de partage des connaissances médicales et scientifiques, fondées sur des publications scientifiques évaluées par des pairs et qui font l'objet de larges consensus.