Radiohead a toujours le chic pour surprendre. Le 10 octobre 2007, l'inclassable groupe britannique sort soudainement son septième album studio, In Rainbows, le premier depuis quatre ans.
Si un large public a été frappé de plein fouet par le virage musical pris avec Kid A en 2000, la claque est cette fois ressentie avant même l'écoute des nouveaux morceaux. Sur le blog du groupe, le guitariste Jonny Greenwood a annoncé dix jours plus tôt qu'In Rainbows serait vendu en version MP3 sur un site dédié, contre une somme choisie par les utilisateurs eux-mêmes, y compris zéro livre sterling.
À une période où le téléchargement illégal est monnaie courante et la consommation de musique en ligne encore à ses balbutiements, le choix de Radiohead sonne presque révolutionnaire. Beaucoup de réactions sont alors dithyrambiques, la presse y voit un acte historique, un coup audacieux, et applaudit le fait que tout le monde ait accès à l'album en même temps.
«Un coup marketing»?
Il s'agit d'une idée de génie pour certains artistes majeurs comme Bono ou Jay-Z mais rapidement, d'autres voix se montrent plus critiques. Trent Reznor, leader de Nine Inch Nails, reproche au groupe de ne pas être allé au bout du concept, d'avoir fait «un coup marketing», un «leurre» pour «promouvoir une vente de disque très traditionnelle».
D'autres comme Lily Allen ou Kim Gordon (Sonic Youth) soulignent une certaine arrogance, une situation privilégiée. Radiohead a fait un choix louable sur le principe, mais la grande majorité des artistes ne pourraient pas se permettre de faire de même: ils n'ont pas un large public fidèle pour compenser la distribution gratuite de leur musique avec de généreux dons.
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Le streaming finira par payer
La démarche répond plus à un besoin particulier qu'à une ambition politique: au moment de l'enregistrement, les gars d'Oxford n'étaient plus sous contrat avec leur label EMI, et au lieu de signer un nouvel engagement avec une major, ils ont préféré rester indépendants, éviter le circuit médiatique habituel, et diffuser tout d'un coup.
Le contre-pied a parfaitement fonctionné: si l'album a été massivement téléchargé contre presque rien, la somme moyenne dépensée aurait été de près de 4 livres. En l'espace d'un mois, le groupe aurait engrangé trois millions de dollars, avec une marge plus intéressante que s'il avait été chez un label ou sur iTunes.
In Rainbows est une grande réussite musicale et commerciale, mais en dévaluant le coût de son travail, le groupe a ouvert une brèche, et pas forcément comme il l'aurait souhaité. Le chanteur Thom Yorke a d'ailleurs exprimé plus tard avec regret qu'en voulant perturber l'industrie musicale avec la sortie d'In Rainbows à prix libre voire gratuite, ils ont en fait aidé le modèle des géants du web pour qui la musique n'est qu'un simple contenu disponible.
Créer une connexion avec son public
Pendant très longtemps, le modèle «pay what you want» était improbable. Aucun label n'aurait accepté qu'un de ses artistes ne prenne un tel risque financier, à moins que ce soit le but fondamental de leur projet. En 1980, Keith Green, chanteur de musique chrétienne, produit et vend lui-même son troisième album, uniquement par correspondance ou à ses concerts. Par conviction religieuse, So You Wanna Go Back to Egypt est disponible à n'importe quel prix. Green veut simplement que son message soit accessible à tous. On estime que sur les 200.000 copies envoyés à ses fans, plus d'un quart étaient gratuites.
L'intention n'est pas de faire un coup marketing, mais bien de partager des convictions. Avec la démocratisation d'internet, certains acteurs de la scène punk ont adapté le modèle au milieu des années 2000, notamment Quote Unquote Records et son groupe phare Bomb the Music Industry!, qui offrait tout gratuitement et proposait simplement un système de don sur son site. Cette recherche de «non-profit», couplée à une démarche «do it yourself», a attiré un public fervent et varié.
Le choix du prix libre s'est vraiment développé lors de la décennie suivante: le streaming musical prend le contrôle, le public peut accéder à tout, avec la possibilité de ne plus payer pour un album ou une chanson, mais pour un accès global. En parallèle, les artistes peuvent désormais gérer toutes les étapes de leur carrière sans dépendre d'un intermédiaire.
Alors quitte à voir sa musique noyée dans un grand océan de gratuité, pourquoi ne pas chercher l'alternative, une autre relation financière avec ses fans? Pour le musicien de jazz Jason Parker qui a expérimenté le prix libre à l'aube des années 2010, «je ne suis pas d'accord avec l'idée que les “gens veulent juste des trucs gratuits”. De mon point de vue, les gens vont prendre gratuitement ce avec quoi ils n'ont pas de lien. Cependant, si vous créez une connexion, ces mêmes personnes vont vouloir vous donner de l'argent.»
Esprit financement participatif
La plateforme musicale Bandcamp, prisée des musiciens indépendants, laisse à ses utilisateurs la possibilité de proposer un tarif libre pour leurs productions. Cela peu même devenir un argument d'écoute, parfois valorisé par les critiques.
Pour l'artiste australien Candy Moore, qui a sa petite communauté sur TikTok, et dont tous les disques sont à prix libre sur Bandcamp, «ça a permis plus d'interactions au hasard avec des gens qui tombaient sur ma musique. Je trouve que c'est souvent la meilleure méthode, car c'est naturel et unique. […] Quelques personnes ont été généreuses et ont acheté de la musique, beaucoup d'autres non, mais ce n'est pas vraiment le propos. Ça a créé une dynamique dans la relation, que j'ai appréciée.»
Avec la démocratisation du financement participatif –des dons ponctuels ou réguliers pour soutenir les créateurs en ligne–, la pratique est devenue évidente. On ne paye plus tellement pour obtenir l'accès à une œuvre, mais pour récompenser celles et ceux qui la font.
C'est une nouvelle forme de relation avec le public, une fidélisation bien plus personnelle, liée aussi à une conscience des limites du succès. «J'aime que ce soit accessible, confie Candy Moore. Et puis, pourquoi faire payer quand c'est gratuit de toute façon sur Spotify ou Apple Music? Les fans peuvent toujours choisir de payer sur Bandcamp s'ils le veulent, ce que j'apprécie. Je n'ai jamais gagné beaucoup grâce aux ventes de musique, et je doute que ça arrivera un jour. C'est juste sympa que des gens dans le monde aient entendu une de mes chansons.»