Fin septembre, à l'assemblée générale du Tennessee, une élue locale républicaine a demandé à Tess Stovall, directrice exécutive de la commission des public charter schools de l'État si des établissements autorisaient «les furries, les enfants qui s'identifient en tant que chats ou chiens».
Tess Scovall a eu beau répondre que non, une autre parlementaire a fait part de ses inquiétudes: «Malheureusement, j'entends dire que dans mes districts ruraux, il y a des écoles qui ne le disent peut-être pas publiquement mais qui acceptent des enfants qui s'identifient en tant que serpents, chats –peu importe–, et qu'elles leurs donnent des bacs à litière.»
Plusieurs médias ont rapidement précisé qu'il n'y avait aucune preuve de l'existence de ces élèves-chats ou de tels bacs à litière. Mais alors que cette rumeur aurait déjà dû être tue –l'agence Reuters a publié quatre articles de fact-checking sur le sujet depuis le début de l'année–, elle refait régulièrement surface aux États-Unis depuis environ un an.
Une sous-culture incomprise
En 2022, plus d'une dizaine de directeurs de rectorats dans le Colorado, le Michigan et le Texas, entre autres, ont dû expliquer qu'ils n'avaient pas mis de litières dans les toilettes de leurs établissements. Et bien qu'il n'y ait aucune image de ces enfants ou ados furries ni aucun témoignage direct, une vingtaine d'hommes et de femmes politiques de droite continuent d'en parler, ajoutant chaque fois de nouveaux détails: selon un élu local du Nebraska, un élève-chat aurait ainsi déjà déféqué par terre; d'après une candidate à l'assemblée du Texas, des tables de cantine auraient été abaissées pour permettre aux furries de manger comme des animaux.
«Les furries, c'est une sous-culture étrange. Comme les gens ne la comprennent pas bien, ils ont tendance à croire des choses choquantes», explique Trace Underwood, un journaliste web qui fait partie de cette communauté. «La plupart des furries ne se considèrent pas comme des animaux, ils sont fans d'animaux anthropomorphiques. Il y a une petite sous-catégorie d'entre eux qui se considèrent comme transespèce ou “otherkin”, mais même dans ces cas, il n'est pas question de litière.»
Les furries appartiennent avant tout à une communauté en ligne, où des fans échangent des illustrations et des histoires sur des forums, avec quelques réunions et conventions où ils peuvent porter leurs déguisements et participer à des jeux de rôle.
«La plupart des furries ne se considèrent pas comme des animaux, ils sont fans d'animaux anthropomorphiques», explique le journaliste Trace Underwood. | Tyson Everick via Wikimedia Commons
«Les costumes de furries (fursuits) sont très chers et peu confortables à porter pendant longtemps. Par contre, il peut arriver que des gens portent des oreilles ou une queue. Il est donc concevable que des élèves soient déjà allés à l'école avec des oreilles de chats ou une queue de loup, mais il n'y a aucune preuve qu'ils demandent des litières», précise Trace Underwood. Le site de NBC News a en effet interrogé deux lycéennes furries qui portent parfois des oreilles de chat, très rarement à l'école, mais qui n'ont jamais utilisé de litière.
Une légende urbaine reprise partout, sans preuves
Les rumeurs se sont diffusées sur Facebook et au travers de comptes Twitter conservateurs comme Libs of TikTok: à chaque fois, quelques images sans contexte sont présentées comme des symboles des dérives de la gauche woke à l'école. À partir de là, cette légende urbaine a été reprise au plus haut niveau des sphères républicaines, par des élus qui siègent au Congrès à Washington, ou qui se présentent à des élections nationales.
En campagne pour le poste de sénateur de l'Ohio, le Républicain J.D. Vance était récemment l'invité d'une émission de radio dans laquelle le présentateur s'est mis à parler d'élèves qui se prenaient pour des chiens et se faisaient appeler «Fido». J.D. Vance, légèrement en tête dans les sondages pour les élections de novembre, a rétorqué qu'il trouvait «fou que [son] pays en soit arrivé là... avec des écoles qui font ça sans l'accord des parents».
La députée Lauren Boebert, qui représente un district du Colorado à la Chambre des représentants, a elle aussi récemment évoqué les litières, mais également le cas fictif d'un élève réprimandé pour avoir marché sur la queue d'un camarade. Le candidat républicain au poste de gouverneur du Minnesota, Scott Jensen, se demandait quant à lui récemment: «Pourquoi avons-nous, dans certains districts scolaires, des bacs à litière pour que les élèves qui s'identifient en tant que furry puissent faire pipi dedans?»
Cela dit, il n'est après tout peut-être pas si étonnant que des mensonges sur les furries persistent dans un parti où de nombreux élus refusent de clairement assumer que Donald Trump a perdu les élections en 2020. Mais sur les réseaux sociaux et lors de réunions publiques, de nombreux parents ont également évoqué cette histoire de litières, indignés que les écoles acceptent de tels comportements.
Homophobie et transphobie,
même combat
Pour la droite, cette histoire illustre tellement bien ce qu'elle considère comme les dérives de l'idéologie de genre qu'elle continue de la diffuser, malgré l'absence de preuves. L'idée sous-jacente est que la société américaine serait devenue tellement soumise à l'«idéologie LGBT» que des élèves ne s'identifient plus seulement comme trans ou non-binaires, mais comme animaux.
Pendant des années, les conservateurs homophobes ont expliqué que si deux hommes ou deux femmes pouvaient se marier, les gens pourraient bientôt épouser leur chien. Aujourd'hui, la panique autour des furries joue un rôle similaire: il s'agit de dire que si une fille peut devenir un garçon trans, bientôt on acceptera que des élèves s'identifient comme chats.
Dans la même veine, le journaliste de droite Matt Walsh a écrit un livre, Johnny the Walrus, sur un enfant qui se prend pour un morse. Dans l'histoire, la mère pense que son fils doit se faire opérer et vivre dans un zoo. Comme pour la rumeur des litières, il s'agit de se moquer de l'identité trans, en suggérant que le fait qu'une personne considérée comme un homme s'identifie comme une femme est tout aussi absurde que si un garçon voulait être un morse.
Depuis l'épidémie de Covid-19 aux États-Unis, les écoles sont devenues de véritables champs de bataille politiques. Des associations de parents opposés aux vaccins, masques et fermetures d'établissements ont émergé en 2020, puis ont redirigé leur énergie vers la critique de certaines approches pédagogiques antiracistes et de sensibilisation aux questions LGBT+.
Au lieu de donner lieu à des discussions productives sur comment aborder ces questions à l'école, la situation s'est envenimée au point où des enseignants qui refusent de censurer les livres traitant de questions LGBT+ sont accusés d'être des pédophiles et des communistes. Les profs jugés trop militants sont quant à eux traqués sur les réseaux sociaux et les anecdotes partagées (une prof qui explique les pronoms non genrés à des élèves de CP, par exemple) se retrouvent sur Fox News, où la menace d'un lavage de cerveau de masse dans les écoles est régulièrement évoquée.
Angoisse cristallisée
La presse de droite adore parler des personnes trans-espèces, qui sont pourtant un groupe très marginal. C'est ainsi que Naia, une femme trans qui se considère spirituellement comme un loup, a déjà été invitée sur Fox News et d'autres médias de droite. Elle explique qu'elle sait bien qu'elle n'est pas un loup, qu'elle est normalement insérée dans la société, mais qu'il lui arrive de courir dans les bois comme si elle en était un.
Cette femme a plutôt l'air d'une excentrique, et ne force personne à être trans-espèce. Mais la droite veut la présenter comme le début de la déchéance de la civilisation judéo-chrétienne. Cette angoisse est parfaitement cristallisée par la rumeur des furries, qui symboliserait la disparition, à cause du «wokisme», de toutes les normes traditionnelles et des frontières entre homme, femme, humain et animal.