Début septembre, la société de production Banijay lançait «Les Cinquante», sa nouvelle émission inspirée de la série à succès Squid Games. Mais avec cinquante ex ou actuels candidats réunis sur un même plateau, les retrouvailles du gratin de la télé-réalité se sont surtout transformées en cacophonie géante.
Vivian a dragué Adixia, la copine de Simon, sur Instagram; Mélanight ne parle plus à Milla Jasmine parce que «madame n'a pas le temps de rester avec quelqu'un qui a moins de followers qu'elle»; Cédric et Cynthia s'embrouillent, fatigués que «les gens parlent sur les réseaux» et qu'on les soupçonne une fois de plus d'être en couple.
Très présents sur Instagram, TikTok et Snapchat, où ils gèrent leurs placements de produits comme leur image, les candidats continuent d'ouvrir une porte sur leur quotidien lorsque les caméras ne sont plus là… et finissent par régler leurs comptes sur le petit écran, où les scénarios incluent des histoires de DM, de snaps et de followers.
@w9lachaine Vous n’êtes pas prêts… et eux aussi ! #Les50 ♬ son original - w9officiel
Dans «Les Marseillais à Dubaï», émission diffusée en mars 2021, Manon Marsault et Jessica Thivenin se retrouvent dans la même villa, à leur plus grand désespoir. En froid avant le tournage à cause de jalousies IRL (in real life, «dans la vraie vie») et sur les réseaux, les jeunes femmes sont piégées par leurs copains respectifs, qui les forcent à passer une nuit dans le désert pour enterrer la hache de guerre.
Croiser les chaînes, les supports et les publics
Dans cet épisode centré sur les réconciliations d'une embrouille uniquement narrée en ligne, Manon et Jessica écrivent ensemble leurs résolutions et brûlent le papier pour acter les nouvelles bases de leur amitié.
«C'est quelque chose que Banijay [la société de production des «Marseillais», ndlr] fait beaucoup», pose Valérie Rey-Robert, essayiste et autrice de Téléréalité: la fabrique du sexisme (Les Insolentes, 2022). «Dans la dernière émission “Objectif Reste du monde”, la fameuse réconciliation entre Manon et Laura après une engueulade sur les réseaux a été très teasée. Les intrigues se déroulent désormais davantage en off et sur les réseaux sociaux, et la production doit ensuite rescripter pour assembler ces morceaux d'intrigues.»
Autrement dit: pour tout comprendre aux histoires de Manon, Jessica, Julien et les autres, s'en tenir à leurs aventures télévisuelles n'est plus suffisant. C'est sur les réseaux que tout se passe.
Depuis ses débuts dans l'Hexagone, la télé-réalité a toujours jonglé entre les chaînes et les médiums pour offrir un programme interactif en continu. À l'époque de «Loft Story», en 2001, le canal 27 de TPS diffuse des images du loft 24 heures sur 24. Avec «Secret Story», ces images non montées se déplacent sur la Toile. Pour voter pour son ou sa candidate préférée, de nombreuses émissions proposent aux téléspectateurs de téléphoner ou d'envoyer un SMS.
«La télé-réalité est l'un des premiers objets vraiment transmédia, pose Nathalie Nadaud Albertini, sociologue des médias et autrice de 12 ans de téléréalité... au-delà des critiques morales. Les contenus internet ont émergé au début des années 2000, soit rapidement après le début du Loft, et l'on trouvait une forte activité éditoriale d'amateurs sur des forums indépendants des émissions. Les producteurs et diffuseurs s'en sont vite rendu compte et ont essayé d'intégrer cette activité à leurs programmes.»
Avec la montée en puissance de Facebook et Twitter à la fin des années 2010, puis d'Instagram, Snapchat et TikTok, les candidats eux-mêmes se sont mis en scène sur les réseaux sociaux. Une manière de réunir les téléspectateurs qui les soutiennent, tout en continuant d'alimenter les intrigues les concernant après les émissions. Naissances, mariages, ruptures, clashs et engueulades: les réseaux fourmillent de potins, et certains YouTubeurs comme Sam Zirah et Jeremstar en ont fait leur gagne-pain.
Réconciliations face caméra
Les productions composent ainsi les castings de leurs émissions selon ce qu'elles veulent voir se dérouler devant leurs caméras: jalousies, réconciliations, mises en couple… «Chaque candidat est porteur d'un potentiel narratif. Pour les émissions, les réseaux sociaux sont non seulement un vivier d'intrigues important, mais aussi l'assurance que les gens seront au rendez-vous», affirme Nathalie Nadaud-Albertini.
Les intrigues diffusées sur les comptes personnels des candidats présentent plusieurs avantages, dont celui d'échapper au CSA. «Une engueulade avec énormément de mots grossiers ou autour de l'alcool ne peut pas passer en télé, donc celles diffusées sur les réseaux et qui se résolvent en télé sont intéressantes», détaille Valérie Rey-Robert.
«Ils sont toujours plus ou moins sous contrat. Ce qui se passe sur les réseaux sociaux n'est pas totalement écrit, mais il y a du script.»
L'histoire de Julien Tanti et Jessica Thivenin à Dubaï en est un bon exemple: «Jessica avait filmé Julien vraiment ivre, il voulait monter dans sa voiture et prendre le volant. Julien en a beaucoup voulu à Jessica et Thibault [son conjoint, ndlr] et ils ont organisé une réconciliation sur le plateau des “Marseillais à Dubaï”. Ils ne pouvaient pas évoquer l'objet exact de la discorde donc pour contourner le CSA, ils tournent autour du pot mais ne prononcent jamais le mot “alcool”», poursuit l'autrice.
Les sociétés de production ne perdent d'ailleurs pas totalement la maîtrise de la narration sur les réseaux, puisqu'elles sont souvent étroitement liées aux agences de communication qui suivent les candidats. Une fois hors du champ des caméras de Banijay, l'agence Shauna Events, qui appartient partiellement au groupe Banijay, prend le relais et recadre les candidats qui ne vont pas dans leur sens. «Ils sont toujours plus ou moins sous contrat. Ce qui se passe sur les réseaux sociaux n'est pas totalement écrit, mais il y a du script», pose Valérie Rey-Robert.
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L'étrange salariat des candidats de télé-réalité
En mai dernier, l'ex-candidate des «Anges», Nathanya Sonia, qui prenait la parole sur une agression sexuelle commise par Illan Castronovo dont elle disait avoir été victime, aurait été incitée à se taire par son agente, la fondatrice de Shauna Events, Magali Berdah. Lorsqu'il ne s'agit pas de faire éclore le #MeToo de la télé-réalité, toute polémique est la bienvenue et continue de nourrir les scénarios face caméra.
Composer son programme transmédia
Insta, TikTok et consorts n'ont pas seulement changé la manière de produire les émissions: le téléspectateur consomme aussi ces programmes différemment. Depuis «Les Anges», diffusée pour la première fois en 2011 et qui réunit des candidats d'anciens programmes de télé-réalité, le public ne suit plus seulement un programme, mais des candidats qu'il connaît déjà et qu'il affectionne –ou dont il a envie de connaître la suite des aventures.
Du chemin a été parcouru depuis les petites interactions à travers les votes sur téléphone du début des années 2000. Le téléspectateur n'est désormais plus un consommateur passif: il peut jongler entre les réseaux sociaux et les émissions télé pour construire ses programmes sur mesure.
«La plupart des jeunes de 15-18 ans ne regardent que de petits extraits d'émissions diffusés sur les réseaux sociaux pour suivre leur candidat préféré. Si vous adorez Maëva Ghennam, vous allez regarder tous les petits extraits dans lesquels elle apparaît et composer votre programme à la carte», avance Valérie Rey-Robert. Mis bout à bout, les extraits partagés en ligne, les stories des candidats et leurs interventions sur les réseaux composent une télé-réalité éclatée, mais aussi très personnalisable.
Avec son dernier concept «Les Cinquante», Banijay reconnaît la force des candidats dans ses programmes, tout comme la place importante des internautes: les joueurs participent pour l'un de leurs followers –et non pas téléspectateurs– dont la fidélité sera récompensée par la cagnotte amassée.