Figure tutélaire
En octobre 2020, le mouvement End SARS réclamant la dissolution d’une unité de la police nigériane particulièrement violente prenait les réseaux sociaux d’assaut. Moins d’une semaine plus tard, il s’étendait aux rues de Lagos, puis d’autres villes du pays, porté par une jeunesse se réclamant grandement de l’héritage de Fela Kuti.
Décédé en 1997, le musicien emblématique du Nigeria brille encore par son aura. Son discours politique frondeur et sa lutte acharnée contre l’autoritarisme local a fait de lui une figure tutélaire en Afrique, un rebelle qui, certes, divise, mais dont la musique est encore bien vivace.
Vingt-cinq ans après sa mort, la Philharmonie de Paris consacre à Fela Kuti une exposition monographique, sous-titrée Rébellion Afrobeat, la première pour un artiste africain.
L’une des peintures murales consacrées à Fela, dans le quartier d’Ikeja à Lagos, 2022. Crédit photo: Andrew Esiebo.
«Fela semblait être la personnalité à inscrire dans la grande série d’expositions consacrées à Miles Davis, David Bowie ou encore Barbara», explique Alexandre Girard-Muscagorry, l’un des trois commissaires d’exposition. «Nous voulions montrer toute la complexité de sa vie, de son œuvre musicale, mais aussi de son œuvre politique.»
Tradition, modernité et spiritualité
Chez Fela Kuti, tous ces axes sont intimement liés les uns aux autres, inextricables. De 1960 à la fin de ses jours, il n’a cessé de chercher l’équilibre musical entre tradition, modernité et spiritualité, qui lui permettrait de véhiculer le plus puissamment possible son message révolutionnaire. Tout dans ce qu’il tentait était réfléchi et logique, servait une seule et même cause.
L’exposition de la Philharmonie, constamment, fait dialoguer toutes ces entités. «En mettant la musique en valeur, on met la politique en valeur, et inversement», ajoute Mathilde Thibault-Starzyk, également commissaire d’exposition.
«Quand il est allé aux Etats-Unis à la fin des années 1960, il cherchait son propre style. Il s’est demandé ce qu’était la ‘musique africaine’, ce que les Américains entendaient par ce terme. C’est par le biais de cette quête d’identité qu’il s’est tourné vers des polyrythmies, vers des sonorités propres à ce qui deviendra ensuite sa marque musicale: l’afrobeat.»
Fela posant avec sa trompette, 1966. Crédit photo: Tola Odukoya.
Slips et concerts rituels
Au-delà de la musique, c’est toute une imagerie que Fela a créée, un syncrétisme taillé pour la mise en exposition, ressenti dans les nombreuses pochettes d’albums ou tenues vestimentaires présentées.
«Tout est toujours propice à la divulgation d’un message», continue Mathilde Thibault-Starzyk. «On a eu du mal à se limiter tant il y avait d’objets intéressants. On présente vingt-quatre costumes parce que d’une certaine manière, ils résument tous les enjeux du sujet. On y ressent les influences traditionnelles, mais aussi celles du Livre des morts égyptien, des années 1970 avec ces cols pelle-à-tarte ou les pantalons patte d’eph à n’en plus finir. Ce syncrétisme symbolise bien le message de l’afrobeat.»
Dans les coulisses du Shrine, 1978. Crédit photo: Adrian Boot Urbanimage TV.
Le musicien a payé un lourd tribut pour ses engagements. La prison, les blessures, cette violence est abordée dans l’exposition jusque dans des recoins totalement inattendus.
«On a notamment fait une sélection de slips de Fela qu’on a retrouvés dans sa chambre», précise Alexandre Girard-Muscagorry. «C’était son vêtement par excellence, qu’il portait dans l’intimité. C’était également une extension de son projet politique parce qu’en se mettant en slip, il montrait les cicatrices qu’il portait sur son corps, qui étaient le résultat des attaques dont il avait été victime de la part de l’armée et de la police nigériane.»
Engagement politique
Et bien sûr, il y a la musique. L’exposition Fela Anikulapo-Kuti: Rébellion Afrobeat immerge le visiteur dans les interminables morceaux de Fela Kuti, ces longues digressions de groove, proches de la transe, qui étaient sa marque sonore. Sont présentés des extraits de son concert au Festival de jazz de Berlin en 1978, auquel il s’est produit avec son groupe d’alors, Africa 70.
Fela porté par ses supporters lors du lancement du Movement of people (MOP), novembre 1978. Crédit photo: collection Jacqueline Grandchamp-Thiam.
On y trouve aussi ces curieux articles qu’il publiait dans les encarts publicitaires de journaux. «C’est ce qu’on appelle les Chief Priest Said», explique Alexandre Girard-Muscagorry. «Au milieu de publicités pour des ventilateurs ou des voitures, il communiquait sur les soirées qu’il organisait dans son club de Lagos, le Shrine, et délivrait des messages en pidgin contre la politique du gouvernement. On en présente plus d’une cinquantaine dans une grande installation graphique. C’est un regard franc, vif.»
A l’image de Fela Kuti et de la mémoire qu’il a léguée.
Photo d’illustration: Fela au Shrine en 1977 – Crédit photo: Jean-Jacques Mandel.