Le «brouillard», ce serait cette confusion entretenue par une multiplicité de sorties de films à peine vus (ou, le plus souvent, pas vus) aussitôt disparus. Difficile, même pour les amateurs les plus attentifs, de se repérer dans la déferlante de nouveaux titres. Et donc, raison de plus pour attirer l'attention sur deux films qui, sans atouts publicitaires d'aucune sorte, méritent chacun la plus vive attention.
Ce qui permet au passage de souligner que, si les raisons de s'inquiéter de la situation actuelle du cinéma sont réelles et nombreuses, comme en a témoigné le récent appel pour des états généraux, le cinéma comme espace d'invention reste étonnamment fécond, y compris avec des propositions venues d'origines inattendues, parfois par d'encore plus inattendus détours.
C'est le cas de ces deux premiers longs-métrages au pedigree «impur», adjectif qui se veut ici un éloge: le très beau film ivoirien réalisé par le Français Simon Coulibaly Gillard et le très beau film argentin réalisé par le Suisse Andreas Fontana.
Très différents par leur cadre et leur récit, ils ont pourtant en commun de parier sur les puissances de ce qui ne sera jamais montré, jamais illustré, mais qui acquiert ainsi une force d'évocation qui fait honneur à ce que peut le cinéma.
«Aya» de Simon Coulibaly Gillard
Il y a une situation. Il y a une histoire. Et puis il y a un film, c'est-à-dire une façon de raconter au cinéma cette histoire, inscrite dans cette situation.
C'est cette «façon», ce qu'on appelle la mise en scène, qui fait toute la puissance de l'histoire, et toute l'urgence dramatique de la situation –en elle-même, et comme symptôme de multiples autres drames actuels ou imminents.
La manière de filmer de Simon Gillard, qui a été rebaptisé «Coulibaly» par ses amis africains, consiste à porter d'abord son attention aux visages, aux gestes, aux lumières, aux sonorités ambiantes.
Dans ce village d'Afrique, aujourd'hui, il y a des femmes au bord de ce qui est peut-être la mer, et peut-être un grand fleuve. Il y a une adolescente, dont on saura plus tard qu'elle se prénomme Aya, et qui participe à la vie de sa famille (sa mère et son frère tout petit) tout en cherchant à exister pour elle-même.
Il y a les barques des pêcheurs qui peinent à sortir, le travail collectif, des conflits dont on entrevoit les manifestations sans toujours en comprendre les motifs. Il y a les maisons qu'on démolit, les gens qui partent.
Les deux combats d'une jeune fille
Peu à peu se dessine le cadre (la «situation»): à l'ouest d'Abidjan, cette partie de la péninsule de Lahou, entre golfe de Guinée et lagune, est inexorablement dévorée par la montée des eaux, forçant les habitants à s'exiler; certains démontent morceau par morceau leur habitation pour la réinstaller plus loin.
Aya, son copain, sa mère, l'enfant, des voisines, des amies de l'adolescente tentent d'organiser leurs existences dans ce chaos destructeur de leur mode de vie. La violence des éléments, la dureté des relations entre des personnes acculées, mais aussi la tendresse et la générosité irriguent les séquences qui, sensuelles et vives, semblent aussi d'abord disjointes.
Ce manque apparent d'explications se révèle au contraire un précieux moyen de donner plus de profondeur et d'intensité à l'histoire qui progressivement se dessine, celui de la lutte d'une famille pour maintenir son espoir de rester, du combat d'une jeune fille pour ne trahir ni les siens et le monde dont elle vient, ni ses propres espoirs.
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Vibrantes de présence, les images magnifient les personnages, à commencer par cette jeune fille impressionnante qui donne son nom au film, véritable héroïne d'un récit prenant parfois des résonances mythologiques sans rien perdre de son actualité factuelle.
De même, d'étonnantes séquences tournées dans une obscurité presque totale rendent compte de la précarité concrète des existences. Elles donnent en même temps à ce film, habité de présences variées invisibles –loin d'être toutes bénéfiques–, la riche texture d'une fable à la fois ô combien réaliste et fantastique.
«Azor» d'Andreas Fontana
Dans l'Argentine soumise à la dictature militaire au pire de sa brutalité, au tout début des années 1980, un couple débarque à Buenos Aires. Hôtel de luxe, résidences cossues, palais officiels, estancia de grands propriétaires sont les décors où évolueront le banquier suisse De Wiel et son épouse.
Atmosphère feutrée, courtoisie ampoulée, machisme revendiqué, maniement élégant et possiblement meurtrier du sous-entendu définissent l'environnement où circulent ces deux Européens qui partagent en partie les codes de ceux qui les accueillent, mais pas tous.
De la réalité du pays, de la violence qui y règne, des liens entre les grands établissements financiers internationaux et les chefs de la dictature, on ne verra guère davantage. Tout l'art du cinéaste consiste ici à laisser affleurer en permanence les non-dits d'une situation brutale et complexe, où se jouent plusieurs jeux dangereux et de multiples rivalités.
Du côté de Graham Green
Il faut aller chercher du côté des romans de Graham Green pour trouver semblable capacité à faire sentir non seulement une ambiance, mais le réseau de connivences, de dominations, de rancœurs et de terreurs qui définissent une société soumise à une forme spécifique d'oppression.
Plus encore que le scénario construit autour de la disparition inexpliquée de l'associé de De Wiel, le film se tisse des échanges d'intimidations à mi-voix entre généraux et hommes d'affaires, des fragments d'information sur le rôle des banques suisses, de l'archevêché, et des «amis américains».
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Un cheval de course ou l'historique d'un club privé deviennent des occasions de suggérer des opérations violentes, des spoliations qui saccagent –y compris des privilèges du monde antérieur– dans la spirale terrifiante et opaque où s'enfonce le pays.
Avec une sorte d'humour tragique, la vieille aristocrate campée avec jubilation par Elli Medeiros est à la fois le jouet et le témoin sans illusion d'une sorte de descente aux enfers de toute une société, enfer dont les flammes n'apparaissent qu'en reflets sur les médailles des officiers supérieurs, les bijoux et l'argenterie des bénéficiaires du régime dictatorial.
Madame et monsieur De Wiel (Stéphanie Cléau et Fabrizio Rongione) dans la tribune du champ de courses, un des lieux informels d'un pouvoir implacable. | Next Film Distribution
Le cheminement incertain du banquier remarquablement interprété par Fabrizio Rongione, souvent vu chez les Dardenne, distille une ambiguïté malsaine, que souligne le rôle peut-être le plus intéressant de tout le film, celui de son épouse, jouée tout en finesse par Stéphanie Cléau.
À la fois en retrait, capable d'interpréter les signes sans pouvoir contrôler les causes et les effets des manœuvres qui se déroulent autour d'elle, elle incarne la position à la fois lucide et totalement compromise d'«élites» –européennes notamment– qui se prétendent à distance des pires agissements tout en en tirant bénéfice et en les renforçant.
Au confluent du thriller et de la fable, Azor se révèle ainsi, grâce à ses choix de mise en scène, un réquisitoire à la fois circonstancié et sensible contre ce qui accompagne et soutient les pires dictatures. Et pas seulement dans les années 80 du siècle dernier.
Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l'émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le dimanche de 15h à 16h sur France Culture.
Aya
de Simon Coulibaly Gillard
avec Marie-Josée Degny Kokora, Patricia Egnabayou, Junior Asse
Séances
Durée: 1h30
Sortie le 12 octobre 2022
Azor
d'Andreas Fontana
avec Fabrizio Rongione, Stéphanie Cléau, Elli Medeiros, Fabio Torre Nilson
Séances
Durée: 1h40
Sortie le 12 octobre 2022