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Le nucléaire birman, petit mais effrayant

Temps de lecture : 6 min

La Birmanie a un programme nucléaire. C’est la pagaille, mais c’est quand même un programme nucléaire.

Si la sécurité internationale vous intéresse, je vous recommande fortement un documentaire récent: Les ambitions nucléaires de la Birmanie. Il a été réalisé par Democratic Voice of Burma (DVB, «la Voix démocratique de la Birmanie»), une ONG basée à Oslo et réputée être une bonne source d'information indépendante concernant ce qui se passe dans ce pays dont on ne sait pas grand-chose. Les reporters de DVB ont passé cinq ans à rassembler la matière de ce film, qui explique de manière convaincante que les généraux au pouvoir en Birmanie ont dépensé de grosses sommes d'argent dans un programme de développement d'armes de destruction massive. Robert Kelley, ancien scientifique nucléaire américain qui a été inspecteur nucléaire de l'ONU, a collaboré au documentaire. Il m'a raconté qu'il s'agissait d'une opportunité unique de lever le voile sur les projets nucléaires d'un Etat voyou avant qu'il ne soit trop tard. «C'est un petit programme, et ce n'est que le début», explique-t-il. «J'espère qu'en révélant l'information, la vérité éclatera. Il devrait y avoir un débat public.»

Et il y en aura un –même si jusqu'à présent, les principaux médias, New York Times et CNN compris, n'ont bizarrement pas repris l'histoire. C'est dommage. Non seulement parce que ce scoop est d'une importance considérable pour l'Asie du Sud-Est et notamment pour l'avenir de la population birmane, qui souffre depuis déjà bien trop longtemps. Mais aussi parce qu'il va certainement mettre en évidence la scandaleuse inefficacité du système international de prolifération nucléaire existant. (Oups, on dirait que l'AIEA, l'Agence internationale de l'énergie atomique, s'est encore une fois endormie au volant...)

Le commandant qui en savait trop

Le documentaire, diffusé au début du mois sur la version anglophone d'Al Jazeera, montre comment les généraux au pouvoir en Birmanie ont utilisé les profits de la vente de leurs ressources naturelles pour financer l'achat d'équipements sophistiqués et la formation de milliers d'ingénieurs birmans à l'étranger, surtout en Russie. Les reporters de DVB ont bossé pendant des années sur cette histoire sans réussir à prouver les rumeurs. Ils savaient par ouï-dire que le gouvernement dépensait des millions pour mettre sur pied de vastes centres de commandes souterrains et un système souterrain de communication par fibre optique. Ils avaient entendu parler des projets de formation d'ingénieurs birmans à l'étranger dans de nombreux domaines militaires. Et comme le gouvernement américain, ils savaient que la junte, dans sa capitale-éprouvette de Naypyidaw, pouvait être suspectée de coopérer avec la Corée du Nord.

Mais ils n'avaient pas de preuves solides. Alors ils ont décidé d'envoyer un message par satellite en Birmanie, demandant à ceux qui pouvaient en fournir de se manifester. En février de cette année, quelqu'un a finalement répondu. Un commandant de l'armée qui s'appelle Sai Thein Win et qui s'était enfui en Thaïlande, emmenant avec lui de véritables trésors: des photos, et la connaissance détaillée de l'usine de défense qu'il avait dirigée. Sai Thein Win, qui a passé cinq ans en Russie à étudier l'ingénierie, a raconté comment ses collègues et lui ont utilisé à l'usine des machines-outils allemandes pour fabriquer des parties de roquettes. Dans une autre installation, il a vu –et photographié– des équipements censés servir à enrichir de l'uranium. (Robert Kelley l'a confirmé, le matériel sur les photos était très probablement utilisé à des fins nucléaires.)

Une possible implication de la Corée du Nord

Et il y a aussi bien sûr en arrière-plan toute l'histoire compromettante de l'implication nord-coréenne en Birmanie. Il faut préciser que même si le documentaire montre des photos de supposés conseillers nord-coréens aidant des Birmans à creuser de gigantesques tunnels (l'un des rares domaines dans lesquels la Corée du Nord excelle), il ne prouve pas de manière claire que Kim Jong Il a partagé sa technologie nucléaire avec la junte. Mais il y a de quoi le soupçonner quand même. Le film montre des photos du numéro 3 du régime birman lors d'une visite à ses joviaux homologues de Pyongyang en novembre 2008. (Celui qui a transmis les photos a apparemment été tué.) Bertil Lintner, spécialiste de la politique birmane qui a aussi collaboré au film, explique que des diplomates occidentaux ont confirmé la présence de techniciens nord-coréens dans un lieu de production de missiles birman.

Et qu'y avait-il à bord du Kang Nam I, le cargo nord-coréen qui naviguait vers un port birman l'an dernier jusqu'à ce que la marine américaine ne le persuade de faire demi-tour? Lors d'une réunion avec les dirigeants de la région l'an dernier, la secrétaire d'Etat américaine Hillary Clinton s'est dite profondément inquiète des liens grandissants entre les deux Etats parias. En mai, Kurt Campbell, secrétaire adjoint au département d'Etat, a officiellement appelé les dirigeants birmans à respecter les sanctions onusiennes imposées à la Corée du Nord à la suite d'un test nucléaire effectué il y a quelques années.

Pas de quoi être rassuré

Pourquoi la Birmanie voudrait-elle se lancer dans les armes de destruction massive? Le pays n'est pas menacé par ses voisins, il n'a pas de rivaux régionaux qui voudraient prendre le pouvoir. Mais c'est sous-estimer la xénophobie du régime et sa suspicion maladive envers le monde extérieur, vous diront les spécialistes. Un ex-diplomate birman ayant fait défection, interviewé dans le documentaire, explique: «En 1992, quand le général Than Shwe est arrivé au pouvoir, il pensait que si nous suivions l'exemple nord-coréen, nous n'aurions pas besoin de tenir compte des Etats-Unis, ni même de nous inquiéter pour la Chine. En d'autres termes, avec de l'énergie et des armes nucléaires, les autres nous respecteront.» Le spécialiste de la Birmanie Bertil Lintner évoque aussi le contexte domestique. «Selon les gens à qui j'ai parlé, les militaires birmans croient qu'ils ont besoin d'une arme de dissuasion puissante pour rester en place, pour se défendre du monde extérieur autant que de leur propre population.» Rappelons qu'en 2007, des centaines de milliers de manifestants ont défilé dans les rues pour protester contre le pouvoir. Nul doute que, si la possession d'armes nucléaires rendra plus difficiles les pressions extérieures, elle ne facilitera pas non plus la vie des opposants de l'intérieur.

Seule consolation: le programme d'armement nucléaire birman n'a pas l'air terriblement sophistiqué. Geoffrey Forden, un spécialiste du MIT qui a analysé les données concernant le programme de missiles birmans, leur donne 5 à 10 ans pour parvenir à construire et lancer une roquette –et bien plus longtemps pour mettre au point un missile de portée importante. Robert Kelley estime que le programme est encore moins sérieux. La junte ne semble pas disposer d'une stratégie cohérente pour fabriquer une arme nucléaire qui fonctionnerait vraiment. La seule technique d'enrichissement que les Birmans semblent utiliser pour l'instant est la séparation isotopique par laser: plusieurs pays l'ont expérimentée avant de la laisser tomber à cause de son extrême complexité. Robert Kelley pense que les scientifiques bureaucrates sont peut-être en train de mener les généraux en bateau. (Cela s'est déjà passé dans d'autres pays où des dirigeants politiques étaient très avides de mettre la main sur l'arme nucléaire.) Un jour, a raconté l'un des déserteurs, des scientifiques faisaient la démonstration d'un laser à des supérieurs. Ils ont fait un trou dans un bout de bois, et l'un des généraux qui étaient présents a été si choqué par ce mystérieux outil qu'il leur a demandé d'arrêter immédiatement.

Il y a pourtant de nombreuses raisons de s'inquiéter. D'abord parce que la junte a beaucoup d'argent. Dans les années à venir, les ventes de gaz naturel aux Chinois vont lui ramener des dizaines de milliards de dollars, et une grande partie de cet argent est apparemment destiné à financer le programme d'armes de destruction massive naissant. Et même si les Russes ont arrêté de travailler sur un projet de réacteur nucléaire promis à la junte quand ils ont commencé à avoir des doutes sur les intentions birmanes, il est clair que la communauté internationale ne peut pas faire grand chose pour empêcher les généraux de faire ce qu'ils veulent dans le pays. (Il s'avère que l'AIEA ne s'est guère intéressée à la Birmanie il y a quelques années quand le pays s'est déclaré «puissance non-nucléaire», et n'est donc pas en mesure aujourd'hui d'exercer une pression.) Notre espoir, c'est que ces généraux brutaux et paranoïdes, qui gouvernent la Birmanie avec leurs astrologues, soient en réalité aussi incompétents qu'ils en ont l'air, vus de l'extérieur. Mais bizarrement, ça ne me rassure pas vraiment...


Christian Caryl

Christian Caryl écrit régulièrement pour Foreign Policy. Il y tient une chronique hebdomadaire Reality Check.

Traduit par Aurélie Blondel

Photo: Le chef suprême de la junte birmane Than Swe, le 27 mars 2010 / Soe Zeya Tun / REUTERS

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