Égalités / Sports

Mondiaux de cyclisme: les inégalités dans le sport commencent quand on met les femmes en classe éco

Temps de lecture : 5 min

Classe business pour les hommes, éco pour les femmes. Au-delà de l'évidente injustice, ce choix opéré par la Fédération française de cyclisme pour se rendre en Australie illustre une certaine vision du sport féminin ancrée dans l'inconscient collectif.

Sur le podium du contre-la-montre féminin des Mondiaux de cyclisme d'Australie, le 18 septembre 2022 : l'Australienne Grace Brown, médaille d'argent, la Néerlandaise Ellen Van Dijck, médaille d'or, et la Suissesse Marlen Reusser, médaille de bronze. | Dirk Waem / Belga via AFP
Sur le podium du contre-la-montre féminin des Mondiaux de cyclisme d'Australie, le 18 septembre 2022 : l'Australienne Grace Brown, médaille d'argent, la Néerlandaise Ellen Van Dijck, médaille d'or, et la Suissesse Marlen Reusser, médaille de bronze. | Dirk Waem / Belga via AFP

Ça partait pourtant tellement bien. Pour les championnats du monde de cyclisme, qui ont commencé ce dimanche 18 septembre à Wollongong en Australie, la fédération française a décidé d'envoyer sa plus grande délégation de l'histoire, avec 32 coureurs au total: 20 hommes, répartis dans les sélections élite, espoir et junior, et 12 femmes. Cela avait été affiché très tôt et les spécialistes se félicitaient de cette nouvelle ambition. La France voulait marquer de son empreinte la compétition et conserver le titre mondial élite détenu par Julian Alaphilippe.

Pourtant, très vite, cette annonce s'est effritée au profit d'une polémique que la fédération aurait pu s'éviter: pour le voyage vers l'Australie –plus de vingt-deux heures de vol– il a été décidé que la sélection masculine se déplacerait en business et la sélection féminine en éco. La fédération, qui a eu l'aval de tous les coureurs, a justifié ce choix par des raisons économico-sportives. D'abord, cela aurait coûté très cher de payer des billets business pour l'ensemble de la délégation. «Ce déplacement étant très lointain, cela coûte énormément. Et si l'on voulait emmener tout le monde, il fallait faire des choix. Et si tout le monde avait été en business, plein de personnes seraient restées à la maison», a affirmé un membre de la fédération, interrogé par Ouest-France.

Ensuite, il fallait défendre le titre d'Alaphilippe et donc lui offrir les meilleures conditions pour prétendre à un nouveau sacre mondial. En effet, «les hommes vont défendre leur titre cette année, encore une fois». Donc tout pour les hommes, qui seraient jugés meilleurs, et des miettes pour les femmes, qui ne seraient que des outsiders dans cette compétition. Malheureusement, ce choix, totalement assumé par la fédération, dénote encore une fois un caractère misogyne et arriéré du sport français. Les hommes seraient les grands héros du cyclisme, les femmes de simples seconds couteaux, des seconds rôles sans envergure ni projet.

La question du coût, un mauvais calcul

C'est un immense pas en arrière qui a sciemment été fait par la fédération et qui peut avoir des conséquences néfastes pour la suite du cyclisme français. D'abord, ce choix va illustrer, dans l'inconscient collectif, l'idée que le sport féminin ne serait qu'amateur, que les athlètes auraient déjà la chance de participer à une compétition mondiale, avant de prétendre réellement la remporter. On risque ensuite de voir s'enclencher un cercle vicieux dans l'esprit des individus: si les femmes sont reléguées en classe éco, c'est qu'elles ne peuvent pas gagner un titre, qu'elles ne peuvent pas faire bonne impression. Aucune raison, dans ce cas, de faire des efforts pour elles. Mais sans développement accéléré, sans mise en avant, pas de médiatisation, pas de starification, pas de modèle pour les téléspectateurs et donc pas de possibilité de voir débarquer une nouvelle génération de petites filles admiratives des athlètes en puissance.

Du côté des courses masculines, parce qu'Alaphilippe a été mis en avant, et avant lui, des Pinot, Vœckler ou Jalabert, on les a médiatisés, on les a starifiés, mis sur le devant de la scène, on a voulu les copier. Mais quel modèle chez les féminines? Qui pour représenter l'avenir du cyclisme français? On pourrait dire que c'est anecdotique, un voyage en classe éco, mais ça veut dire beaucoup de choses. Les femmes vont arriver dans des conditions compliquées et difficiles, alors que les hommes seront reposés et alertes. Et puis surtout, on va donner l'impression que les femmes ne pourront prétendre à rien.

Sans compter que l'explication économique est une fausse excuse. Dire que payer le voyage pour trente-deux participants nécessitait de faire des choix est un abus de langage. Parmi les sélectionnés, il y a des professionnels et des amateurs, les premiers auraient pu payer la différence entre la classe éco et la classe business. Cela a été, notamment, le choix de la fédération belge qui a envoyé tout le monde en éco et donné le choix d'être surclassé, si le sportif ou la sportive payait la différence. Alaphilippe, dont le salaire est estimé à 2,3 millions d'euros par an, aurait très bien pu payer de sa poche la différence entre la classe éco et la classe business.

Au contraire, ce choix maintient l'idée d'une distinction entre l'élite masculine et les amatrices féminines, entre ceux qui vont prétendre remporter un titre et celles qui ont seulement la chance de participer. Mais comment se donner l'ambition de glaner un titre féminin si les femmes voyagent vingt-deux heures en éco, collées-serrées dans des sièges exigus et nourries à base de sandwichs froids et gâteaux surgelés?

L'intériorisation des inégalités de genre

Pire encore, selon la fédération, les Françaises sélectionnées n'ont pas été opposées à ce choix et ont validé la différence de traitement. C'est la démonstration d'une intériorisation et d'une acceptation des inégalités de genre. Interrogée sur la question, la sociologue Béatrice Barbusse, ancienne directrice du Centre national du développement du sport (l'ancien nom de l'Agence nationale du sport) et autrice du livre Du sexisme dans le sport (Anamosa, 2016), plussoie. «Le fait que les filles n'aient rien dit et soient d'accord en dit long sur la position dans laquelle elles sont: piégées. Et surtout, comme dans d'autres sports comme le foot, elles ont bien intériorisé leur statut d'inférieures. Voilà pourquoi le système perdure.»

Rien ne pourra changer si elles ne décident pas de s'opposer à ces décisions, si elles ne les boycottent pas. Elles voient d'abord la chance de participer à un championnat du monde et comprennent parfaitement l'idée d'une différenciation économique. C'est d'ailleurs le principal argument relevé quand on regarde la teneur des commentaires. Si les femmes sont moins bien traitées, c'est qu'elles génèrent un chiffre d'affaires plus faible. Les hommes font de l'audience, les femmes juste de la figuration. N'en jetez plus, c'est normal qu'elles soient moins bien payées.

C'est le même argument qui est avancé dans le football lorsqu'on parle des inégalités salariales, parfaitement acceptées par l'ensemble des acteurs, footballeuses comme footballeurs: puisqu'il y a 100 fois plus de personnes qui s'intéressent au foot masculin qu'au foot féminin, il est normal que les premiers soient 100 fois mieux payés que les secondes. Idem dans le cyclisme, si les coureurs prétendent remporter un titre lorsque les coureuses vont seulement tenter de faire bonne figure, il est normal que les premiers voyagent en business et les secondes en éco.

Oui, mais pourquoi les footballeurs sont-ils plus médiatisés que les footballeuses? Parce que pendant cinquante ans, entre 1920 et 1972, le football féminin a tout simplement été interdit par les instances internationales. Il avait été injustement décidé que les femmes n'avaient pas le droit de jouer au foot. Ainsi, pas de développement et pas de médiatisation, d'acceptation dans les esprits. Et en cyclisme, aucune course féminine d'envergure n'a été jusqu'ici organisée. Il a fallu attendre 2022 pour voir se faire le Tour de France féminin, sous l'impulsion de Marion Rousse, et encore, il s'est tenu derrière l'édition masculine, pour profiter d'un tremplin médiatique. Et quid des courses internationales, jamais ou trop peu diffusées et médiatisées par la télévision et la presse spécialisée.

Enfin et surtout, comment espérer mettre en avant le cyclisme féminin, avec une star et une championne, comme l'ont été autrefois Jeannie Longo ou Marion Rousse, si les filles débarquent en classe éco avec vingt-deux heures de vol dans les jambes? Clairement, la fédération a fait une erreur et s'est tiré une balle dans le pied. Malheureusement, avec un petit peu plus de réflexion, elle aurait pu s'éviter une telle polémique.

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