L'immense succès de la contre-offensive de l'armée ukrainienne dans le nord-est du pays a permis une incursion, dans le territoire tenu par les Russes, dont l'ampleur et la rapidité ont surpris tout le monde. En quelques jours, l'armée ukrainienne a repris plus de 2.500 kilomètres carrés, notamment la ville d'Izioum, plateforme d'approvisionnement cruciale pour les Russes, ainsi que près de toute la province de Kharkiv qui jouxte la frontière –bien que les soldats ukrainiens n'ait pas encore avancé jusque-là.
Ce revirement a été d'une telle force et d'une telle rapidité que la machine de propagande de Moscou n'a pas eu le temps de communiquer de nouvelles instructions et a laissé les experts de la télévision et les blogueurs russes –certains d'entre eux, en tout cas– se débrouiller seuls pour analyser la profondeur du revers, se lamenter sur la retraite des troupes et même vociférer contre les militaires et les responsables qui prétendaient, dès le début de la guerre, que les Ukrainiens ne riposteraient pas, que les forces russes ne bombarderaient pas les villes et qu'une victoire rapide était certaine.
Life comes at you fast: pundits on Russian TV realize that their military is failing and their country is in trouble. They are starting to play the blame game. Some of them finally understand that their genocidal denial of the Ukrainian identity isn't working in Russia's favor. pic.twitter.com/jNNn5xifI5
— Julia Davis (@JuliaDavisNews) September 11, 2022
Personne n'a osé reprocher ces perfidies au président Vladimir Poutine: il reste intouchable pour quiconque n'a pas envie de finir derrière des barreaux. Mais il est désormais légitime de se demander (car cela ne relève plus du fantasme optimiste) combien de temps il faudra attendre avant que certains, en Russie, ne se mettent à se demander, d'abord dans l'intimité familiale, puis en public, si l'homme du Kremlin –qui, après tout, règne d'une main de fer sur l'intégralité de la politique russe– ne serait pas également responsable de cette guerre catastrophique.
Un épais brouillard
Là encore, il serait prématuré pour un observateur extérieur de parvenir trop vite à ces conclusions. Tout d'abord, la guerre est loin d'être terminée. L'Ukraine est sur la bonne voie, mais il faut souligner que la situation s'est plusieurs fois retournée dans un sens puis dans l'autre en sept mois d'invasion déclenchée par Vladimir Poutine.
Au début, l'Ukraine a opposé une étonnante résistance et détourné les tanks russes de Kiev. Mais les forces de Moscou paraissaient impossibles à arrêter dans le sud. Mi-juin, ces dernières ont ensuite semblé sortir d'une impasse qui s'éternisait dans l'est et ont repoussé les défenses ukrainiennes, lentement mais sûrement, hors de la région du Donbass.
À présent, le vent tourne en faveur de l'Ukraine. Mais si le virage est spectaculaire, il n'est pas nécessairement définitif. Pour commencer, le brouillard qui enveloppe cette guerre est particulièrement épais: tant de choses sont encore invisibles pour les analystes et les journalistes indépendants. Ensuite, si les Russes sont en difficulté en ce qui concerne l'armement, les soldats et l'approvisionnement, ils ne sont quand même pas sur le point d'être à court.
Ils ont encore un avantage sur l'Ukraine en matière de pure puissance de feu, en plus d'un autre, géographique celui-ci. Car si les Russes peuvent impunément attaquer l'intérieur de l'Ukraine, Kiev ne peut pas riposter de l'autre côté de la frontière sans risquer de perdre le soutien de ses alliés américains et européens, qui craignent le déclenchement d'une guerre à plus grande échelle.
Les trois explications d'un revirement spectaculaire
Pourtant, il vaut la peine de souligner de nouveau que le revirement est réellement spectaculaire –et même extrêmement, bien qu'il ne soit pas encore définitif. Il s'explique par plusieurs raisons. Tout d'abord, par l'afflux d'armes venues d'Occident –notamment les missiles de longue portée et de haut niveau de précision, qui ont touché plus de 400 cibles russes, dont des dépôts de munition (ce qui a parfois provoqué des explosions secondaires) et des terminaux logistiques.
En outre, selon un observateur sur le champ de bataille, un bon nombre de tanks T-72 de l'ère soviétique –fournis à l'Ukraine par la Pologne– ont joué un rôle crucial pour percer les défenses russes. Tout comme des fournitures aussi banales que des fusils, des balles, des lunettes de vision nocturne et des radios.
L'aide a également été apportée par les renseignements et les forces d'opérations spéciales américaines. Je pense que dans plusieurs années, quand on écrira l'histoire de cette guerre, ces facteurs apparaîtront bien plus nettement que ce n'est le cas aujourd'hui. Il a été largement montré que depuis le début du conflit, les agences américaines fournissent aux commandement ukrainien, quasiment en temps réel, des renseignements sur tout ce qui concerne l'offensive russe –la localisation et la direction que prennent les soldats, et ce que les officiers disent à leurs subalternes.
Le 10 septembre, au moment où l'on découvrait l'échelle des succès ukrainiens, le New York Times rapportait que les dirigeants du pays s'étaient aussi appuyés sur les renseignements américains pour planifier et conduire la contre-offensive actuelle. On a également appris que les forces spéciales américaines avaient formé certaines unités ukrainiennes à des opérations de déception et à d'autres techniques indispensables.
Étant donné que les unités ukrainiennes se sont battues de manière extrêmement coordonnée et que les unités russes se sont désintégrées au cours de la bataille, on peut en déduire que ces outils ont sans doute été aussi cruciaux que les systèmes d'armement les plus perfectionnés.
Le monolithe se fissure
La troisième explication est encore moins quantifiable: il s'agit du «moral». Les Ukrainiens savent pourquoi ils se battent. Une cause pousse tous les soldats, d'où qu'ils soient, à combattre avec une férocité bien particulière, pour défendre leur pays, leurs foyers et leurs familles.
En revanche, beaucoup (et peut-être la plupart) des soldats russes ne savent pas ce qu'ils font sur le champ de bataille. Nombre de ceux qui se sont retirés de Kharkiv le week-end du 10 septembre, comme de la zone autour de Kiev aux premiers jours de la guerre, ont tout simplement jeté leurs armes ou abandonné leurs chars et se sont enfuis en courant.
En Russie, Vladimir Poutine a imposé une version de l'histoire bien ficelée dans laquelle la nation ukrainienne est un mythe, le «régime de Kiev» dirigé par des nazis et l'OTAN prête à tout pour se servir de la guerre comme excuse pour envahir la Russie.
Difficile de savoir combien de soldats, de chefs militaires et de citoyens ordinaires y croient. Les sondages doivent sûrement exagérer: ceux qui ont des doutes sur la propagande n'iront pas le dire à un inconnu qui les appelle au téléphone et leur demande ce qu'ils pensent vraiment. Les débats sur la guerre apparus à la télévision le week-end du 10 septembre, dans des émissions qui ne toléraient autrefois aucune contradiction, suggèrent toutefois que le monolithe est peut-être en train de se fissurer.
Des oligarques qui dépendent
de Poutine
Quelle direction va prendre la guerre? La réponse dépend intégralement des calculs et des coups de tête de Poutine. Aucun homme n'avait dirigé seul la Russie avec une telle impunité depuis l'époque des tsars. Même Joseph Staline avait des comptes à rendre –même si c'était pour la forme– à un Politburo.
Poutine est entouré d'oligarques, mais ce sont eux qui dépendent de lui, pas l'inverse. Récemment, l'un d'eux, qui a ouvertement critiqué Poutine, a ainsi été forcé à vendre ses actifs pour à peu près rien. D'autres ont eu moins de chance: un certain nombre de cadres sont morts dans des circonstances mystérieuses, notamment le résident de Lukoil «tombé» par la fenêtre d'un hôpital ce mois-ci.
Les élites ont toujours accès à leurs produits de luxe et tant que ce sera le cas, il est fort peu probable qu'ils mordent la main qui les nourrit. Si les conditions empirent et que quelques-uns s'agacent au point de sentir la rébellion leur monter au nez, ils y réfléchiront quand même à deux fois avant d'ourdir un complot, de peur d'être dénoncés par un de leurs camarades.
Il pourrait également y avoir une révolte dans la rue, mais ce genre d'événement est rare dans l'histoire de la Russie –il y a eu 1905, 1917, 1991 et pas grand-chose d'autre. Ceci dit, les soulèvements sont toujours apparus de façon brusque dans le pays. Qui sait quand aura lieu le prochain, ou pour quelle raison? Une chose est sûre: mieux vaut ne pas compter dessus.
Que fera Poutine si les choses continuent à se gâter pour son armée? Il est question de recruter ou de mobiliser quelque 130.000 soldats supplémentaires, mais il faudrait environ un an pour les rassembler, les former et les équiper pour le combat, et il sera peut-être trop tard. Beaucoup en Occident craignent que, de désespoir, il n'ait recours à des armes chimiques ou nucléaires. Il a déjà bombardé des cibles civiles à plusieurs reprises, faute d'avoir autre chose à faire. Le week-end du 10 septembre, alors que ses troupes se repliaient de Kharkiv, ses chefs ont ainsi visé des centrales électriques et provoqué des coupures de courant dans les villes reprises par les Ukrainiens.
La peu probable issue diplomatique
Poutine va-t-il continuer à renchérir? Il a suffisamment d'armes pour le faire, même sans beaucoup d'efficacité. Cherchera-t-il une issue diplomatique? Deux choses permettent d'en douter. Premièrement, s'il paraît faible, il pourrait perdre le contrôle de ses leviers de pouvoir en Russie. Deuxièmement, plus l'Ukraine progressera sur le champ de bataille, moins le président Volodymyr Zelensky sera enclin à faire des compromis.
Dans le sillage des triomphes du week-end du 10 septembre, les porte-parole de Kiev ont défini la victoire comme étant la restauration des frontières de l'Ukraine de 2014 –ce qui implique de récupérer la Crimée annexée par la Russie ainsi que toutes les zones du Donbass prises par les rebelles soutenus par les Russes cette année-là. Une issue que Poutine –ou même un hypothétique successeur– aurait bien peu de chances d'accepter.
Peut-être, comme l'écrit la journaliste Anne Applebaum dans The Atlantic, est-il «temps de se préparer à une victoire de l'Ukraine» (d'ailleurs, le titre du magazine va plus loin que l'argument de son article: «Ce n'est pas une prédiction, c'est un avertissement», y indique-t-elle.) Il est au moins aussi sensé de se préparer à une très longue guerre.