Culture

Le nouveau livre de Stephen King est un cauchemar fabuleux

Temps de lecture : 7 min

Vous avez du mal à vous plonger dans un livre en ce moment? «Fairy Tale» va vous réconcilier avec la lecture.

Le bien, le mal, un royaume à sauver, des monstres à occire –c'est là la matière dont sont faits ces livres qui nous tiennent en haleine. | Ethan Sexton via Unsplash
Le bien, le mal, un royaume à sauver, des monstres à occire –c'est là la matière dont sont faits ces livres qui nous tiennent en haleine. | Ethan Sexton via Unsplash

En ce moment, j'entends de plus en plus de gens se plaindre de ne plus lire, d'être incapables de se concentrer et de ne plus réussir à se plonger complètement dans un livre à cause de... qui sait? La pandémie qui s'attarde? TikTok? La peur du réchauffement climatique? «Je vais lire», se dit le personnage principal du dernier roman d'Elizabeth Strout, Lucy by the Sea, en revenant de promenade. «Mais je n'avais rien envie de lire. Je n'y arrivais pas.»

Je peux recommander un remède à ce mal, certes peut-être un peu fort au goût de Lucy: un bon vieux Stephen King mêlant horreur et fantastique. Un tout nouveau spécimen vient justement de sortir [en anglais pour l'instant; traduction à venir chez Albin Michel, ndt]: Fairy Tale.

Scribner

Comme ses prédécesseurs –notamment Les yeux du dragon, la série La tour sombre et Le talisman (coécrit avec Peter Straub)– il est parfois macabre, parfois tendu et parfois un rien cocasse. Vous avalerez Fairy Tale par grosses goulées de 100 pages sans le moindre effort et serez bien content qu'il en compte plus de 600 pour vous rappeler sur la durée à quel point ce type d'expérience de lecture est agréable.

Un pied dans le réel

Il faut un certain temps pour arriver jusqu'au monde alternatif de cette œuvre, qui associe des éléments dignes des contes de fées des frères Grimm et une horreur cosmique lovecraftienne. Plus j'en lis et plus j'apprécie les configurations de King. Son héros, le lycéen Charlie Reade, n'empruntera les escaliers de pierre qui descendent en spirale sous la terre depuis le jardin de son voisin qu'après le premier quart de l'histoire.

King n'est pas du genre à se débarrasser dès le départ du monde réel et ordinaire pour plonger directement dans les paysages palpitants de Narnia ou du Pays des merveilles. Non, lui commence par peindre un portrait soigneux de la vie quotidienne de Charlie dans la petite ville de Sentry's Rest, dans l'Illinois.

L'injection de phénomènes étranges dans le quotidien est une marque de fabrique de Stephen King.

Lorsque Charlie, enfant unique, a 8 ans, sa mère se fait tuer par un camion qui glisse sur la grille d'un pont gelé alors qu'elle était sortie acheter du poulet frit pour le dîner. Son père, un expert en assurances, noie son chagrin dans l'alcool, et pendant un temps, Charlie lui-même tourne mal, traîne avec un voyou et joue des tours destructeurs et parfois cruels. Son père perd son travail, les factures s'accumulent et Charlie commence à se demander s'ils vont finir par devoir vivre dans leur voiture ou sous un pont d'autoroute.

Désespéré, l'enfant (qui ne reçoit pas d'éducation religieuse) en est réduit à proposer un marché à Dieu pour que son père arrête de boire: «Si vous faites ça pour moi, qui que vous soyez, je ferai quelque chose pour vous.» Peu après, un collègue expert en assurances passe chez les Reade et convainc le père de Charlie de venir à une réunion des Alcooliques anonymes.

Charlie considère que la sobriété de son père est un «miracle» et qu'il a donc contracté une dette. Il se propose pour nettoyer les rues bénévolement, collecte des dons pour l'Unicef mais n'arrive pas à se débarrasser de la sensation que ce n'est pas suffisant, jusqu'à ce que, adolescent, il découvre le vieil homme qui vit en reclus dans sa rue gisant au pied d'une échelle, la jambe cassée.

Perturbations

L'injection de phénomènes étranges dans le quotidien est une marque de fabrique de Stephen King –par exemple, les messages sinistre qu'un fantôme affiche avec des aimants sur un frigo dans Sac d'os, paru en 1998. Mais ce roman-ci n'est pas dans cette veine-là. À part quelques bruits de grattements étranges qui proviennent de la cabane à outils du vieux M. Bowditch, cette partie du roman est entièrement consacrée à la relation de Charlie avec son père et au développement de son amitié avec le vieux schnock grincheux, lien renforcé par leur amour commun pour Radar, le vieux berger allemand de M. Bowditch.

D'aucuns pourraient juger que c'est un début poussif pour une histoire d'aventures, mais il n'y a pourtant aucune lenteur. Charlie est un gentil garçon, mais il n'est que trop conscient de sa capacité à sortir du droit chemin. Il quitte l'équipe de baseball de l'école pour s'occuper du vieil homme lorsque celui-ci quitte l'hôpital, notamment pour passer plus de temps avec Radar, qui est en fin de vie.

L'intrigue n'est pas dirigée par le désir du héros de faire fortune mais par une force puissante: l'amour d'un gamin pour son chien.

Lorsque Charlie découvre que M. Bowditch cache un portail menant vers un autre monde dans sa cabane à outils, les intentions du roman se précisent. Le royaume d'Empis, à l'autre bout d'un long tunnel rempli de chauves-souris et de quelques cafards géants, regorge de maisonnettes de cordonniers, de gardiennes d'oies et de grands méchants loups du genre qu'on n'a pas envie de rencontrer la nuit au coin d'un bois. C'est un lieu de conte de fées, mais délibérément ancré dans les incarnations plus anciennes, plus sombres et plus violentes des contes traditionnels.

Charlie trouve de nombreuses occasions de réfléchir aux contrastes avec les versions Disney, alors même que ses cheveux châtains blondissent, ses yeux marron deviennent bleus et que les gens du coin se mettent à parler de lui comme s'il était un prince destiné à les sauver d'une épouvantable malédiction. Il y aura une quête périlleuse dans une ville hantée, une belle princesse en exil, des géants mangeurs d'hommes, un passage dans un donjon surveillé par des soldats-squelettes électrifiés et un être hideux venu d'une dimension encore différente et bien décidé à corrompre non seulement Empis mais également le monde de Charlie.

REH, ERB et HPL

La dédicace de Fairy Tale indique: «Pensées à REH, ERB, et, bien sûr, HPL», références que Charlie, fervent lecteur de littérature de gare du début du XXe siècle, n'aurait aucun mal à identifier comme étant Robert E. Howard (le créateur de Conan le Barbare), Edgar Rice Burroughs (Tarzan) et H. P. Lovecraft. Si les versions modernes des contes de fées manquent parfois du pragmatisme des originaux, les histoires d'aventures à sensations, si elles sont souvent extrêmement divertissantes, se préoccupent généralement peu de profondeur émotionnelle.

Fairy Tale promet pourtant à la fois un aperçu de la fragilité humaine physique et d'un cœur totalement fonctionnel. Son intrigue n'est pas dirigée par le désir du héros de faire fortune mais par une force puissante: l'amour d'un gamin pour son chien.

C'est un amour enfantin et simple, et Charlie est prêt à risquer sa vie pour sauver Radar. N'importe quel amoureux des chiens peut comprendre l'extravagante dévotion de Charlie pour une créature qui l'adore. C'est cet amour qui l'entraîne à Empis, mais c'est l'amour, riche et complexe, de Charlie pour son père qui le ramènera.

Le bien, le mal, un royaume à sauver, des monstres à occire –c'est là la matière dont sont faits ces livres qui nous tiennent en haleine.

L'attachement filial de Charlie est en partie un lien entre un parent et un enfant, et en partie la récompense durement acquise pour ce qu'ils ont traversé ensemble et ce qu'ils ont accompli l'un pour l'autre. Ni l'enfant, ni l'homme n'hésitent à exprimer ce qu'ils ressentent, car ils ne savent que trop bien comment ceux que l'on aime peuvent nous être arrachés en une fraction de seconde. Les premières pages que King consacre à la description de leur relation se réverbèrent dans tout le roman et lui font gagner en profondeur.

Intimiste et grand

À certains moments, Charlie est obligé de puiser dans «ce puits obscur que j'avais découvert lorsque j'étais enfant, à l'époque où mon père semblait déterminé à honorer la mémoire de sa femme, ma mère, en se foutant en l'air et en nous transformant en SDF. Je l'avais haï pendant un moment, et je m'étais haï de le haïr.» La haine, une force aussi puissante que l'amour dans ce roman, s'avère être la racine de la malédiction d'Empis.

Un des thèmes récurrents de l'œuvre de King est que chaque être humain a un potentiel de malfaisance et que ce n'est qu'en le reconnaissant et en restant vigilant pour nous y opposer que nous pouvons espérer vivre des vies morales –Lovecraft, en particulier, fut un auteur qui n'affronta jamais sa propre propension à la haine, et son œuvre n'en sort pas grandie. Mais la haine est aussi une forme de pouvoir, surtout pour un raconteur d'histoires, et King a su me mettre aux abois, à l'affût du moment où les méchants particulièrement haïssables de son roman auraient leur juste rétribution.

Le bien, le mal, un royaume à sauver, des monstres à occire –c'est là la matière dont sont faits ces livres qui nous tiennent en haleine. Les coups de pinceaux sont plus grossiers et ratissent plus large que dans de grandes œuvres récentes de King, comme L'institut, un roman abordant la manière dont les gens se convainquent eux-mêmes qu'une fin valable justifie des moyens inqualifiables. Et ce n'est pas un roman policier du genre de Billy Summers ou de ses livres où apparaît le personnage de Holly Gibney.

Fairy Tale s'ouvre en grand tout en étant intimiste, il est à la fois drôle et effrayant, touchant et sordide. À la fin du roman, Charlie doit prendre une décision aussi inévitable que douloureuse. C'est la bonne chose à faire, mais il ne le sait que parce qu'il comprend, à ce stade, à quel point il est facile de choisir de faire le mal.

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