«Il faut absolument que tu voies ce film avec Daniel Radcliffe en cadavre qui pète.» La première fois que l'on a entendu parler de Dan Kwan et Daniel Scheinert, c'était via ce genre de phrase improbable et pourtant totalement pertinente.
Ceux qui se font désormais appeler «les Daniels» en raison de leurs prénoms similaires ont en effet percé au cinéma grâce à Swiss Army Man, étonnant voyage intérieur et extérieur dans lequel l'ex-Harry Potter jouait effectivement un macchabée rempli de gaz, auquel le Robinson moderne joué par Paul Dano s'accrochait plus que de raison pour tenter de sauver sa peau.
Cela ressemble à un gag débile, mais Swiss Army Man est pourtant un vrai long-métrage. Et un bon, en plus. Car au-delà de son postulat farfelu, le récit d'aventures y côtoie la farce métaphysique, avec son lot de surprises et de réflexions déroutantes sur le sens de la vie. Six ans après, le duo de réalisateurs (qui a fait ses armes sur des clips pour DJ Snake ou encore Tenacious D) revient avec un projet dont on se gardera bien d'évaluer s'il est plus ou moins barré que le précédent.
Ce qu'il y a de certain, c'est que Everything Everywhere All at Once est tout aussi singulier que l'était Swiss Army Man, tout en s'en démarquant complètement. C'est le genre de film qui rappelle que l'art peut être à la fois subtil, zinzin, maîtrisé, régressif et tragique. De ceux qui osent tout sans craindre de foncer dans le mur, qui ne craignent ni le ridicule ni la surcharge, et qui s'en relèvent toujours.
Tout à la fois, dans toutes les directions
Ça commence à peu près comme un film d'auteur(s) classique: on fait la connaissance d'Evelyn Wang (Michelle Yeoh), qui tient une laverie avec son mari Waymond (Ke Huy Quan, alias Demi-Lune dans Indiana Jones et le temple maudit et Data dans Les Goonies). Leur fille Joy a une amoureuse, Becky, avec qui c'est du sérieux. Tout ce petit monde est à un cheveu d'être heureux, mais il y a un mais.
Evelyn est frustrée par sa vie, et ceci explique sans doute pourquoi elle n'est pas tendre avec son gentil mari, pas plus qu'avec sa fille. La laverie, qui fait aussi relais colis, fonctionne mal et prend beaucoup de temps. Il y a aussi le racisme ordinaire, auquel l'héroïne ne fait plus vraiment attention, mais qui a sans doute contribué également à l'user peu à peu. Et ni l'arrivée de son père depuis la Chine, ni un contrôle fiscal qui se passe mal (mené par une Jamie Lee Curtis très en forme) ne vont arranger les choses. Bref, la vie d'Evelyn et de ses proches est un marasme maussade.
Jusqu'ici, on n'est pas si loin de L'Adieu, merveille de Lulu Wang autour d'une famille sino-américaine devant composer avec une grand-mère chinoise gravement malade; mais soudain, dans un ascenseur, Everything Everywhere All at Once dérape. Tout à coup, Waymond n'est plus son falot de mari, mais un agent sorti de nulle part (ou plutôt de l'Alphaverse) venu prévenir Evelyn que le monde qu'elle connaît n'est qu'un univers parmi des milliards d'autres. Or il y a du grabuge dans ce «multiverse», et il semblerait qu'Evelyn soit plus ou moins l'Élue, susceptible de sauver le monde. Ou plutôt les mondes.
Une œuvre parfaitement imparfaite, aussi intimiste que pétaradante.
Il y a clairement un petit côté Wachowski dans cette mise en place: beaucoup de Matrix, une lapée de Sense8, quelques grammes de Cloud Atlas, avec davantage d'humour et moins de solennité. Assez vite, on apprend par exemple que pour bondir d'un univers parallèle à l'autre, il convient de se comporter de la façon la moins logique qui soit afin d'ouvrir un pont entre les deux. Au début du film, cela consiste simplement à inverser ses deux chaussures ou à croquer un baume à lèvres. Mais de fil en aiguille, le niveau de difficulté augmentant comme celui d'un jeu vidéo, les protagonistes vont être amenés à se comporter de façon toujours plus intuitive et inattendue.
Résumer Everything Everywhere All At Once à sa dimension wachowskienne ou à son aspect vidéoludique serait cependant réducteur. Car à l'image de son titre, le film parvient à être tout à la fois, et à emprunter toutes les directions qui s'offrent à lui sans pour autant sembler partir dans tous les sens. Il y a de la tragédie antique dans les rapports familiaux –on n'en dira pas plus pour ne pas divulgâcher–, il y a du délire façon Monty Python ou H2G2 lorsque les personnages se meuvent dans des univers parallèles insolites, mais au fond, le film des Daniels est avant tout une tragi-comédie existentielle.
Sommes
Parmi les milliards d'idées déployés, on trouve cette façon d'énoncer d'une nouvelle manière la théorie de l'effet papillon. Oui, Evelyn mène peut-être la vie la plus triste qu'il lui ait été donné de mener; oui, mille existences plus glorieuses, plus heureuses, plus à l'image de ses aspirations l'attendaient à un cheveu. Il aurait sans doute suffi d'un rien. Nous sommes la somme de toutes nos décisions, mais aussi de celles de tous autres; la réflexion n'est certes pas neuve mais elle n'a jamais été aussi bien illustrée.
Cette grille de lecture s'applique au film lui-même: dans des tas de mondes parallèles, EEAAO serait sans doute un peu raté, un peu fourre-tout, ou bien il se dégonflerait en cours de route, victime des décisions pas toujours pertinentes de son duo d'auteurs-réalisateurs. Mais dans notre monde, miracle, c'est une œuvre parfaitement imparfaite, aussi intimiste que pétaradante, dans laquelle on peut avoir des doigts en hot-dog ou caresser le visage de sa contrôleuse fiscale avec le pied sans que cela fasse ricaner qui que ce soit.
On ne peut conclure sans souligner qu'en matière de représentation aussi, le film des Daniels est à saluer. En d'autres temps, ou avec d'autres personnes aux commandes, le scénario aurait été écrit (ou réécrit) pour une bande d'interprètes caucasiens. Ici, le fait que la famille au centre de l'intrigue soit sino-américaine n'est pas tout à fait un détail, puisque ce choix influe sur la tonalité de nombreuses séquences, mais les origines des membres du clan Wang restent bien loin de les résumer.
En outre, comme l'écrit Anne Anlin Cheng, professeure d'anglais à l'université de Princeton et spécialiste en théorie de la culture, pour le Washington Post, le film permet de décrire en détails et en profondeur ce qu'elle nomme le «pessimisme asiatique». Ou l'idée selon laquelle, après des siècles passés à courber l'échine pour se faire accepter, la population américaine d'origine asiatique a aujourd'hui le sentiment que son «intégration» ne sera jamais terminée, voire que la montée du racisme à son encontre n'en est qu'à ses débuts. Et tout cela dans un blockbuster qui a déjà rapporté 70 millions de dollars rien qu'aux États-Unis.
Everything Everywhere All at Once
de Daniel Scheinert et Daniel Kwan
avec Michelle Yeoh, Ke Huy Quan, Jamie Lee Curtis
Durée: 2h19
Sortie le 31 août 2022