Des émeutes ont éclaté au Kirghizistan au cours du week-end du 12 et 13 juin: des foules de kirghizes s'en sont pris à la communauté ouzbek à Osh, ville située dans le sud de ce pays d'Asie centrale. Les affrontements se sont faits plus rares lundi, mais des gangs armés kirghizes rôdent toujours dans les rues. La violence est aujourd'hui chose commune dans les régions du sud du pays, où règne une forte division ethnique. Mais pourquoi les deux communautés se déchirent-elles de la sorte?
Stéréotypes
A cause de l'argent. Le sud du Kirghizistan est une région très pauvre; le revenu annuel moyen y est inférieur à la moitié du revenu moyen national, qui est de 2.150 dollars. En ville, on a tendance à penser que les Ouzbeks sont bien plus prospères que leurs voisins kirghizes –et qu'ils doivent cette bonne fortune à leurs pratiques commerciales peu scrupuleuses. Un a priori qu'aucune étude ne vient confirmer, et qui aura pourtant suffit à transformer la région en poudrière. Il suffit désormais d'une étincelle –récession économique, remaniement gouvernemental, rumeur d'un crime interethnique– pour que les gangs armés de jeunes chômeurs kirghizes descendent dans la rue.
Les stéréotypes d'aujourd'hui sont nourris par de réelles divergences culturelles. Jusqu'au XXe siècle, les Kirghizes étaient un peuple nomade: ils vivaient de la chasse et de l'élevage du bétail dans la chaîne de montagne du Tian Shan, qui domine le reste du pays (l'altitude moyenne du Kirghizistan dépasse les 2.700 mètres). Les Ouzbeks quant à eux sont depuis des siècles des fermiers ou des marchands.
Beaucoup de choses ont changé pendant la domination russe, de 1876 à 1991. De nombreux Kirghizes ont renoncé à leur style de vie traditionnel; ils ont émigré ou sont partis pour la ville, et sont devenus des ouvriers peu qualifiés. Un grand nombre d'entre eux travaillent aujourd'hui dans la lointaine Moscou; l'argent envoyé au pays par les émigrés travaillant en Russie constitue 40% du revenu national. Une large part de ceux qui se sont installés à Osh travaillent pour les Ouzbeks; ils possèdent –toutes proportions gardées– bien plus d'entreprises que les Kirghizes dans la région.
«Chien jaune»
Au fil des années, une animosité est née entre certains membres des deux communautés. Beaucoup de Kirghizes affirment que les Ouzbeks ne pensent qu'à l'argent, et ils les soupçonnent d'avoir bâti leurs fortunes en profitant de leur propre inexpérience. Le mot «sart» –injure anti-Ouzbek assez commune– fait référence à un groupe de citadins réputés pour leur fourberie commerciale. Le terme pourrait également signifier «chien jaune» (ce qui rend l'insulte quelque peu absurde: phénotypiquement parlant, les Kirghizes sont assez proches des habitants de l'Asie de l'Est, tandis que les Ouzbeks ressemblent généralement plus à des Russes ou à des Perses).
Les Ouzbeks se sont quant à eux estimés victimes de discrimination du fait de la politique du gouvernement kirghize à l'époque de la domination soviétique. Il existait très peu d'écoles enseignant la langue ouzbek, et il n'était pas rare que le gouvernement nationalise les terres des fermiers ouzbeks pour y construire des logements destinés aux montagnards kirghizes désirant s'installer dans les basses terres.
Pendant plus d'un siècle, les Russes sont parvenus à contenir les tensions entre ces deux communautés. L'économie dirigée a réduit les disparités économiques, et les Ouzbeks opprimés pouvaient franchir la frontière et se rendre en Ouzbékistan pour renouer avec leur culture ou recevoir une éducation dans leur langue maternelle. La poigne de fer du gouvernement central y fut également pour quelque chose. Les échauffourées étaient rares, et Moscou les étouffait dans l'œuf; personne n'en parlait jamais.
Nationalisme
Puis la glasnost a tout changé. Le retour de la liberté d'expression fut accompagné d'une forte poussée de nationalisme kirghize; les mesures discriminatoires furent intensifiées. Franchir la frontière ne servait plus à rien: l'Ouzbékistan était à présent beaucoup plus pauvre (et doté d'un régime bien plus tyrannique) que le Kirghizistan, et ce même pour les Ouzbeks. En 1990, la communauté ouzbek apprit que le gouvernement prévoyait de réquisitionner de nouvelles terres –et ce fut l'affrontement. Les émeutes firent des centaines de morts, et seul le pouvoir finissant du gouvernement Gorbatchev parvint à y mettre un terme.
Les tensions couvent toujours depuis lors. Jusqu'ici, les accrochages n'ont certes jamais égalé l'intensité des affrontements de 1990, mais la violence n'a jamais disparu. Elle est encore plus présente lorsque l'économie est en berne, comme ce fut récemment le cas. En 2009, on a enregistré une baisse spectaculaire du nombre de travailleurs kirghizes parvenant à trouver un emploi à Moscou.
Pour le moment, personne ne connaît la cause des émeutes de ce week-end. Selon certains, les partisans du président déchu –qui avait fait du sud sa place forte électorale– auraient propagé la rumeur d'une traîtrise ouzbek pour inciter les gangs kirghizes à passer à l'action. Mais rien pour l'heure ne vient confirmer cette hypothèse.
Brian Palmer
Traduit par slate.fr
Photo: Dans une rue de Osh, le 11 juin 2010. REUTERS/Alexei Osokin