Culture

«La Nuit du 12», anatomie d'une enquête pour meurtre

Temps de lecture : 4 min

Le nouveau film de Dominik Moll joue le jeu de l'enquête policière tout en explorant les façons d'habiter le monde, selon des règles devenues opaques et disjointes.

Les deux enquêteurs (Bouli Lanners et Bastien Bouillon) à la recherche d'indices qui, loin de faire défaut, s'accumulent pour ne rien expliquer. | Haut et court
Les deux enquêteurs (Bouli Lanners et Bastien Bouillon) à la recherche d'indices qui, loin de faire défaut, s'accumulent pour ne rien expliquer. | Haut et court

C'est la fête au commissariat central de Grenoble, la fête du départ à la retraite du chef de la brigade d'investigation de la police judiciaire. On est moins alors chez les flics que quelque part en France, parmi des gens «comme tout le monde». La France profonde comme on dit. Ou même l'Europe de l'Ouest; serait-on en Italie, en Espagne, en Allemagne ou Grande-Bretagne que la scène ne serait guère différente.

Hop, comme il se doit dans un film policier, aussitôt voici que surgit une affaire. Enfin non, d'abord on est à nouveau dans un coin de la France ordinaire, petite ville, quartier pavillonnaire, adolescente qui sort d'une soirée avec des copines et rentre chez elle en pleine nuit, codes aussitôt identifiables –l'habitat, les habits, le langage, l'usage compulsif du portable. Et puis l'agression, opaque, brutale, mortelle. Donc les flics y vont, c'est parti. Interrogatoires, procédures, aperçus de vies moins simples qu'on ne croyait…

Pour son septième long-métrage, Dominik Moll semble donc suivre les traces du genre très balisé du polar à la française, école Simenon, où l'enquête sur un crime est l'occasion d'une petite plongée dans des milieux représentatifs de la société. Et une des réussites du film tient à ce qu'il va respecter ce contrat implicite, tout en faisant bien davantage.

L'enquête est menée par Yohan Vivès, l'inspecteur principal très finement interprété par Bastien Bouillon, flanqué d'un flic vétéran (Bouli Lanners) qui supporte de plus en plus mal les noirceurs du monde et les effets limités de l'action policière contre le crime.

La Nuit du 12 revendique sa dimension descriptive, les codes et les rites en usage chez les flics, leurs méthodes d'investigation, autant d'éléments documentaires qui nourrissent tout autant la fiction que les récits et les actes des protagonistes –proches de la victime, suspects, autres policiers, juge d'instruction– auxquels a affaire l'enquêteur.

Les hommes qui tuent, les femmes qui meurent

Simultanément, les dialogues insistent sur un angle particulier: la dimension genrée des affaires criminelles, avec le nombre impressionnant de cas où ce sont des hommes qui tuent des femmes, et des hommes qui enquêtent sur ces meurtres.

Cette situation est à la fois réelle et très largement reproduite, ou même accrue dans les fictions, films ou romans. S'ajoute alors la question du fantasme de la femme victime. Autant qu'un constat des violences effectivement infligées aux femmes, le film interroge la place de la souffrance et de la mort des femmes comme spectacle, et la nature des jouissances que leur souffrance et leur mort procurent.

La copine de la victime (Pauline Serieys) ne sait pas qui a tué, mais a son idée sur ce qui a mené au crime. | Haut et court

Mais il s'agit là d'un discours, aussi légitime et nécessaire soit-il. À lui seul, il ne saurait faire du cinéma. La belle réussite de la proposition de Dominik Moll tient à une troisième dimension, qui parcourt tout son film de façon souterraine. En donnant forme à la mise en scène, elle vivifie aussi bien l'intrigue policière que le questionnement plus ample dont elle est l'occasion.

Elle concerne, de manière d'autant plus efficace qu'elle est discrète, le fractionnement des récits, des représentations et des façons d'exister, de se voir et de voir les autres. Chaque personnage du film a les siennes, et le côté Sisyphe de l'enquête que ne supporte plus le personnage de Bouli Lanners tient en grande partie à cette réalité désarticulée.

Chacun a ses raisons, hélas

Seule certitude, un crime atroce a été commis cette nuit-là. En cherchant à élucider ce qui s'est passé, ce n'est pas que les flics ne trouvent rien, au contraire. Ils trouvent des gens, des faits, des indices, des mobiles. Mais rien ne raccorde à rien.

On pourrait songer au fameux «Chacun a ses raisons, hélas!» de Jean Renoir dans La Règle du jeu, mais en donnant cette fois au «hélas» bien plus de poids –le titre n'évoque sans doute pas par hasard celui du film de Renoir adapté d'un Simenon, La Nuit du carrefour.

Chacun et chacune raconte son histoire, perçoit et ressent, ment parfois, se trompe parfois, renonce parfois. Quel est ce jeu –notre monde– où il y a bien des règles, mais qui ne sont pas les mêmes pour les uns et les autres, sans plus d'horizon (juridique ou moral ou même simplement idée de la vie) en commun?

La beauté de la construction de La Nuit du 12 est de parvenir à rendre sensible cet état de fait sans verser dans le cynisme ni l'indifférence. Sans trouver supportable qu'une jeune fille ait, un soir, été brûlée vive.

Tourné dans des décors anonymes, bureaux du commissariat, habitat pavillonnaire, HLM de petite ville, le film ne regarde de la montagne avoisinante que l'autoroute qui relie Grenoble à la bourgade où a eu lieu le meurtre –c'est Saint-Jean-de-Maurienne, ce pourrait être n'importe où dans ce que l'on nomme la France périphérique. Brièvement, une pente aride et dépeuplée, vers laquelle s'enfuit celui ou celle qui n'en peut plus.

L'anneau de vitesse où, solitaire et vêtu de noir, l'inspecteur dépense une énergie qui ne trouve pas à s'employer plus utilement, est la métaphore évidente de ce monde vide. Non pas vide d'humains ou de sentiments, il en est au contraire très peuplé, mais vide d'un sens unificateur qui relierait les éléments qui le composent.

Anouk Grinberg dans le rôle de la juge qui refuse d'enterrer l'affaire. | Haut et court

En contrepoint de la figure porteuse d'un compréhensible désespoir du collègue éreinté, la juge d'instruction immobile derrière son bureau et remarquablement campée par Anouk Grinberg, qu'on se réjouit de retrouver enfin sur grand écran, permet pourtant le maintien d'une dynamique ouverte.

Ni fataliste, ni optimiste

Elle introduit d'autres points de bascule, par lesquels à nouveau se reconfigure l'ensemble, le gardant sur cette ligne de crête ni fataliste, ni optimiste.

La composition du film pourrait aisément se décrire comme un ensemble de forces, de poids et de contrepoids, d'inerties et de rebonds: un système régi par des lois physiques aux effets divergents, qui maintiennent en mouvement, avec leurs parts d'imprévu et d'obscurité, tous les êtres qui y figurent.

Il s'y active une approche de la réalité des humains à la fois lucide et d'une générosité sans lyrisme ni emphase. Elle fait de La Nuit du 12 la mise en partage d'une assez rare compréhension du fonctionnement contemporain de la vie en commun.

Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l'émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le samedi de 6h à 7h sur France Culture.

La Nuit du 12

de Dominik Moll

avec Bastien Bouillon, Bouli Lanners, Anouk Grinberg

Séances

Durée: 1h54

Sortie le 13 juillet 2022

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