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Nous ne nous soucions déjà plus de la guerre en Ukraine

Temps de lecture : 4 min

Le pays du président Zelensky a pourtant besoin de notre attention. Et de notre soutien.

«Une fois que la nouvelle menace est perçue, que ses effets les plus retors sont admis, il y a un terrible constat d'impuissance.» | Josh Norwood via Flickr
«Une fois que la nouvelle menace est perçue, que ses effets les plus retors sont admis, il y a un terrible constat d'impuissance.» | Josh Norwood via Flickr

Il suffit de tendre l'oreille. La guerre en Ukraine est devenue un ronronnement cruel et glaçant. Autant dire un silence. On sait qu'elle advient, on le sait un peu trop, on n'en sait en fait plus rien. Cette guerre se fait comme d'autres sont auparavant arrivées, comme en Syrie, comme au Congo. Après tout, il y a des pays comme ça: des pays où on meurt et où on n'y peut rien.

Le 24 juin, après des semaines de pilonnage russe, Sievierodonetsk tombe –et avec sa perte, c'est le Donbass qui chancelle encore plus. Le 27 juin, c'est le centre commercial de Krementchouk, avec un millier de civils dedans, qui est pulvérisé. Toutes ces nouvelles qui auraient défrayé l'actualité au début du conflit sont aujourd'hui de moins en moins diffusées. En France, dans tout l'Occident, l'Ukraine est toujours plus invisibilisée.

Angoisses multiples

Catherine Grangeard, psychanalyste, remarque que cette guerre a été présente dans nos esprits avant tout par l'angoisse qu'elle nous inspirait: «Au début du conflit, beaucoup de mes patients étaient absorbés, dévorés même par le tourbillon de destruction qui s'abattait sur l'Ukraine. Ils restaient scotchés des heures devant ces chaines d'information en continu qui retranscrivaient en permanence ce qui se passait là-bas. La première angoisse chez eux est le fruit d'une empathie et d'une identification conséquentes à la proximité de ce conflit: chez de relatifs voisins, dans notre continent européen.»

«La deuxième angoisse est une angoisse peut-être plus égoïste, poursuit Catherine Grangeard, mais pas moins légitime. Ce qu'on voyait arriver, la mort et la destruction, pouvait se répandre jusqu'à nous, tout contaminer. Il y avait une très forte peur que la guerre soit mondiale, qu'elle se globalise. Ces angoisses se nourrissaient d'une situation anxiogène, installée depuis longtemps: le Covid, le dérèglement climatique, le terrorisme… La guerre en Ukraine n'a pas suscité l'angoisse à proprement dit, elle l'a amplifiée et lui a donné d'autres formes.»

Le maintien de Mbappé au PSG ou encore le procès Johnny Depp - Amber Heard ont attiré bien plus de clics que la guerre.

Le bilan dressé par la psychanalyste est édifiant: «Une fois que la nouvelle menace est perçue, que ses effets les plus retors sont admis, il y a un terrible constat d'impuissance. De lassitude aussi. Un de mes patients dit maintenant non plus la guerre en Ukraine, mais la guerre d'Ukraine… Le conflit est acté, comme passé, regrettable certes, mais regrettable comme tous les regrets qui s'amoncellent dans les manuels d'histoire. Alors on ne veut plus voir. Car s'aveugler c'est aussi se préserver.»

Ce que Catherine Grangeard a constaté dans son cabinet, Google Trends le démontre aussi, mais cette fois-ci à une échelle globale et internationale. Ainsi dans le monde, les recherches Google portant sur le terme «Ukraine» ont été divisées par quatorze depuis le début du conflit. Depuis, l'attention octroyée à l'Ukraine n'a plus cessé de décroître.

Il arrive que pendant un court moment, quelques jours à peine, des nouvelles parviennent à relancer la machine médiatique –par exemple: la découverte des charniers de Boucha début avril, la reddition de Marioupol à la mi-mai ou encore la mise en lumière des effets du blocus russe début juin. C'est quand elle est le plus meurtrie, que l'Ukraine revient le plus à la vie.

Mortelle indifférence

Pour l'Ukraine la lutte contre notre indifférence est nécessaire, voire vitale. Par la nature particulière de ce conflit qui voit s'opposer deux pays aux puissances asymétriques, l'Ukraine dépend du soutien occidental pour ses livraisons d'armes, les sanctions contre la Russie et par la condamnation des crimes de guerre russes –du poids politique qui en résulte, donc, à l'international pour l'Ukraine. Ce soutien est maintenu, entre autres, par l'implication dans le conflit des consciences des populations occidentales.

Les défauts de Zelensky dans la guerre, à savoir son inexpérience de la chose militaire et son appétence pour la communication, se sont révélés être des qualités. Le président ukrainien a su dire ce à quoi l'Occident est particulièrement sensible: mention des crimes de guerre ou encore l'idée de l'Ukraine comme gardienne de toute l'Europe («Si nous disparaissons, que Dieu nous protège, ensuite ce sera la Lettonie, la Lituanie, l'Estonie... jusqu'au mur de Berlin, croyez-moi»). Si évidemment les discours, et surtout les actes, de Poutine et Zelensky diffèrent, ils ont en commun de toujours se référer au passé, avec des références historiques très marquées. Là où le présent divise, le passé sensibilise et rassemble.

Les vacances d'été n'augurent rien de bon pour l'Ukraine.

En dehors de l'Ukraine, les journalistes sont aujourd'hui les principales courroies de transmission du conflit. Néanmoins, ils restent soumis à ce que le public demande –ou plutôt à la demande supposée du public. Toujours selon Google Trends, le maintien de Mbappé au PSG ou encore le procès Johnny Depp - Amber Heard ont attiré bien plus de clics que la guerre qui se poursuivait au même moment.

Échec de communication

D'autres se sont emparés de la nécessité d'attention de l'Ukraine: les politiciens, avec souvent des raisons qui leur sont propres. Emmanuel Macron est sans doute un de ceux qui ont le plus joué de la communication autour du conflit. On se rappelle de ses photographies reprenant le dress code de Zelensky –barbe de trois jours, t-shirt serré de l'armée et air grave.

La récente défaite de Macron aux législatives marque cruellement l'échec de cette communication. Le discours sur le tarmac du 15 juin, sa présence en Moldavie, puis, surtout, à Kiev n'ont pas su marquer l'opinion française. Reste à savoir si cette indifférence française portait sur celui qui se présentait chef de guerre ou sur la cause réellement derrière…

Les vacances d'été n'augurent rien de bon pour l'Ukraine. L'invisibilisation du conflit peut continuer de croître alors que les Russes avancent dans l'est du pays et qu'ils reprennent les bombardements sur des cibles civiles. Ce n'est pas uniquement dans le Donbass, ou encore dans toute l'Ukraine, qu'on meurt. C'est aussi dans l'indifférence, à l'ombre, sous un parasol et sur le transat d'une plage de la Côte d'Azur. On meurt, ou maintenant: eux.

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