Politique / Société

Paris Est, Paris Ouest: l'éternel clivage politique

Temps de lecture : 6 min

Cela fait cent cinquante ans que l'ouest parisien ne vote pas comme l'est. Et la gentrification de la capitale n'y a rien changé.

À la source de la profonde division entre l'est et l'ouest parisien se trouve probablement la Seine. | Riley Bathauer via Unsplash
À la source de la profonde division entre l'est et l'ouest parisien se trouve probablement la Seine. | Riley Bathauer via Unsplash

Les sorties de messes dominicales à l'Ouest, les mobilisations sociales à l'Est. C'en est caricatural, mais la dernière séquence électorale a confirmé dans les urnes la persistance de ce fascinant clivage politique qui se superpose à la géographique parisienne. Aux dernières législatives, les blocs Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes) d'un côté et Renaissance de l'autre étaient si homogènes qu'ils ont inspiré, sur les réseaux sociaux, une carte de Berlin Est-Ouest durant la guerre froide. Un humour révélateur de deux mondes.

À la source de cette division se trouve probablement la Seine. Le fleuve a longtemps approvisionné Paris, où les marchandises affluaient depuis les régions de l'Est. «Paris était, jusqu'au Second Empire, le plus grand port français», rappelle Lucile Dupuis, historienne spécialiste de Paris.

Ce fleuve nourricier apportait la matière première nécessaire aux ferrailleurs et aux artisans du bois du quartier Saint-Antoine, tandis que le vin de Bourgogne était débarqué par une main-d'œuvre abondante sur les quais de Bercy. La population industrieuse s'établissait autour des grands axes fluviaux ou terrestres. «Le faubourg Saint-Denis était très industriel car il était situé le long des routes du Nord, qui approvisionnaient Paris jusqu'aux Halles», poursuit l'historienne.

Avec Haussmann, l'embourgeoisement

Alors que le peuple participait à l'effervescence économique du nord-est de la ville, aristocrates et bourgeois lorgnaient déjà vers l'Ouest, ses giboyeuses forêts et les demeures royales. Balzac installa sa maison dans la campagne de Passy, alors que d'autres bourgeois s'établirent à Auteuil. C'est dans cette direction que le Paris haussmannien prit le plus d'amplitude, avec la construction de quartiers de toutes pièces tels que ceux de l'Opéra ou de l'Étoile. Des espaces urbains inaccessibles aux classes populaires.

Longtemps, une certaine mixité sociale avait existé grâce aux immeubles qui hébergeaient, selon l'étage, l'ensemble des strates de la société. Mais au XIXe siècle, on assista à une répartition spatiale plus nette des classes sociales, avec des quartiers chics et d'autres populaires.

«L'arrivée d'Haussmann a marqué l'embourgeoisement de la ville, décrypte Lucile Dupuis. Les habitants des nouveaux immeubles de rapport disposaient du confort moderne, avec de l'eau et le gaz, mais seuls les nantis pouvaient s'y loger... À l'exception des chambres du dernier étage, sous les combles, où vivait non pas une famille pauvre, mais la bonne au service des gens du dessous.»

Une géographie fixée par
la révolution industrielle

La révolution industrielle a fixé la partition sociale Est-Ouest qui était déjà esquissée: les usines s'établirent principalement à l'est de Paris, à proximité des classes ouvrières… et peut-être aussi pour des raisons environnementales. Car le vent qui souffle vers l'Est aurait poussé les plus aisés à s'installer à l'Ouest, de manière de s'abriter de l'air vicié par la fumée des usines.

​Aux élections de 1876, les quartiers
où la droite a obtenu au moins 25%
des votes se situent dans l'ouest et
le centre de Paris. On se croirait déjà dans la carte politique actuelle!​

Dans son roman Paris, Émile Zola décrit ainsi, en 1897, la différence d'atmosphère entre les deux hémisphères de la ville: «Tout l'est de la ville, les quartiers de misère et de travail, semblaient submergés dans les fumées roussâtres, où l'on devinait le souffle des chantiers et des usines; tandis que, vers l'ouest, vers les quartiers de richesse et de jouissance, la débâcle du brouillard s'éclairait, n'était plus qu'un voile fin, immobile de vapeur.»

Depuis, Paris a perdu ses habits industriels, mais l'opposition culturelle demeure. Au-delà de toute statistique, la simple flânerie permet de prendre la mesure du clivage. En 1977, le politiste Jean Ranger évoquait une «géographie urbaine semi-intuitive que peut pratiquer tout promeneur curieux». D'un côté, des murs couverts d'affiches de Jean-Luc Mélenchon ou de collages dénonçant le patriarcat; de l'autre côté, les immuables cariatides et les costumes-cravates qui sortent des banques. De la culture à la politique, il n'y a qu'un pas.

Une démarcation bien ancrée

C'était dans le centre et l'est parisiens que couvaient les révolutions du XIXe siècle. Les barricades des journées de juin 1848 quadrillaient l'est du Paris d'alors. À l'aube de la semaine sanglante, les troupes versaillaises qui s'introduisirent par le sud du XVIe arrondissement pour écraser la Commune ne rencontrèrent pas de franche résistance dans ces rues, peu enclines à soutenir les insurgés. C'est en progressant vers le centre de la ville que les combats devinrent vifs et meurtriers.

Cet état des lieux politique fut confirmé par les urnes, comme l'a analysé Jean Ranger. Aux élections de 1876, les quartiers où la droite (alors royaliste et très minoritaire) a obtenu au moins 25% des votes se situent dans les VIIe, VIIIe et XVIe arrondissements en entier, dans l'essentiel du VIe et dans une bonne part des XVIIe, Ier et IXe. À l'exception du XVe, on se croirait déjà dans la carte politique actuelle!

De même, les résultats de la gauche en 1936 (plus de 60% des suffrages) dessinaient des contours proches de ceux en faveur de François Mitterrand au second tour de la présidentielle de 1974. Enfin, les dernières législatives entérinent cette division avec un croissant allant du XVIIIe jusqu'au XIVe arrondissement, qui a exclusivement envoyé à l'Assemblée des députés Nupes.

Vieille de cent-cinquante ans, cette géographie électorale a donc traversé les travaux post-haussmanniens, qui ont refaçonné Paris au début de la IIIe République. Le clivage a survécu aux guerres, à l'Occupation, aux vagues d'immigration qui se sont succédées et à la transformation du visage économique et social de la capitale. La population ouvrière a fondu, le nombre de cadres a explosé, la ville s'est tertiarisée, les indépendants ont été remplacés par des salariés, la population globale a perdu 700.000 habitants depuis 1930, mais rien n'y a fait: cette ligne de démarcation demeure. Comment expliquer une telle constance du paysage politique?

Bourgeoisie patrimoniale, bourgeoisie créative

D'abord, si Paris a été marquée par une forte gentrification, avec une hausse spectaculaire des prix de l'immobilier qui n'a guère épargné les quartiers de l'Est populaire, les revenus médians les plus importants se concentrent encore dans l'ouest et le centre de la ville. Au contraire, à l'est (surtout au nord-est) de la capitale se concentrent les poches de pauvreté restantes, les quartiers prioritaires de la politique de la ville et de forts taux de logement social.

L'embourgeoisement de l'est de Paris n'a donc pas effacé les disparités de revenus avec l'ouest. «L'électorat de droite reste ancré dans les arrondissements les plus riches. Les arrondissements de l'est, moins aisés, restent orientés à gauche», appuie le sondeur Mathieu Gallard, directeur d'études chez Ipsos.

Ensuite, si nombre de cadres vivent désormais dans l'est parisien et qu'un arrondissement comme le XIe présente bien des atours d'un «beau quartier», cette bourgeoisie est particulière. «À l'est de Paris vivent des cadres liés aux métiers de la culture, des professions intellectuelles, des enseignants, etc.», explique Mathieu Gallard. Le géographe américain Richard Florida les regroupe dans la «classe créative», qui se rapproche de celle de nos «bobos» français.

«Cette bourgeoisie n'avait pas les moyens d'aller à l'ouest de la capitale qui, d'ailleurs, n'était pas forcément très désirable pour elle», poursuit le sondeur. La bourgeoisie de l'ouest parisien, plus patrimoniale, se compose davantage de cadres du privé ou de professions libérales. Des fonctions qui ne véhiculent pas les mêmes valeurs –et le choix dans l'isoloir s'en ressent.

Les héritages politiques
des quartiers

Enfin, loin d'être neutres, les espaces portent une atmosphère. L'ambiance d'un quartier participe à façonner l'opinion d'un électeur. Ses habitants embarquent les nouveaux arrivants, qui peuvent glisser d'un camp à l'autre ou radicaliser leur vote. Des travaux menés entre les années 1950 et 1970 démontraient déjà qu'un ouvrier vivant dans un arrondissement populaire votait davantage pour des communistes que s'il habitait un quartier bourgeois.

En dépit du déclin de la population ouvrière entre 1954 et 1975, le vote communiste s'était maintenu dans les arrondissements populaires, faisant dire au sociologue Dominique Merllié que les «traditions politiques locales continuaient d'agir sur les votes d'une population pourtant fortement renouvelée». Jean Ranger reliait même les conduites électorales au «terrain modelé par l'homme au fil d'une longue histoire».

En clair, les populations ont beau changer et se brasser, il demeure, à gauche en particulier, des actions, des organisations de masse et des partis qui transmettent l'héritage politique d'un quartier. La mobilisation de la Nupes, qui a largement ratissé l'est parisien lors des législatives, en est une illustration. «D'ailleurs, dans certains arrondissements pivots, comme le Ve, qui basculent facilement de droite à gauche, il n'y a pas cet effet d'entraînement, car ce sont des arrondissements plus équilibrés politiquement», abonde Mathieu Gallard.

Cette division politico-culturelle à Paris se prolonge au-delà du périph', scindant également la petite couronne. Les banlieues Est et Nord penchent nettement à gauche, alors que celle à l'ouest de Paris est solidement ancrée à droite. «Dans ces territoires, on retrouve les mêmes compositions de population qu'à Paris, mais leurs particularités sont accentuées. Dans la banlieue Ouest, l'influence catholique joue peut-être davantage, tandis que dans la banlieue Nord-Est, c'est moins bobo et plus populaire.» Les périphéries soulignent ainsi les tendances parisiennes. En les exacerbant.

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