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États-Unis: la fin du droit constitutionnel à l'IVG n'est sans doute qu'un début

Temps de lecture : 6 min

La majorité de la Cour suprême est venue à bout d'un combat acharné contre le droit à l'avortement. Elle ne compte pas s'arrêter là.

Comment la plus haute juridiction américaine en est arrivée à renverser la célèbre jurisprudence du 22 janvier 1973? | Anna Moneymaker / Getty Images North America / AFP
Comment la plus haute juridiction américaine en est arrivée à renverser la célèbre jurisprudence du 22 janvier 1973? | Anna Moneymaker / Getty Images North America / AFP

«La Constitution n'interdit pas aux citoyens de chaque État de réglementer ou d'interdire l'avortement. Roe et Casey ont arrogé cette autorité. Nous annulons maintenant ces décisions et rendons cette autorité au peuple et à ses représentants élus.» Les mots percutants du juge Samuel Alito achèvent un combat acharné de près d'un demi-siècle contre le droit à l'avortement.

Comment la plus haute juridiction américaine en est arrivée à renverser la célèbre jurisprudence du 22 janvier 1973? Où mènera la fin de ce droit constitutionnel?

Roe: une jurisprudence fragile

L'argumentation du juge Alito repose principalement sur deux éléments: premièrement, le droit à l'avortement n'est pas explicitement inscrit dans la Constitution. Deuxièmement, le critère de viabilité de Roe v. Wade est arbitraire car ne s'appuyant sur aucune base légale.

Cela étant dit, il convient de rappeler que le droit à avorter, reconnu dans la jurisprudence Roe, trouve sa source entre autres dans le droit à l'intimité conjugale reconnu sept ans plus tôt dans la jurisprudence Griswold v. Connecticut. Ce droit est lui-même âprement contesté, car inféré des textes des 1er, 3e, 4e et 9e amendements de la Constitution.

En 1973, le juge Harry Blackmun et six autres juges ont statué en faveur de Norma McCorvey (Jane Roe): le 14e amendement protège le droit à la vie privée contre toute action de l'État. C'est cette construction jurisprudentielle des années 1960 et 1970 qui est aujourd'hui attaquée.

S'appuyant sur l'arrêt Glucksberg de 1997 –lequel conclut que la Constitution ne confère pas de droit au suicide assisté– le juge Alito rappelle que «[nous] avons clairement indiqué qu'un droit fondamental doit être “objectivement, profondément enraciné dans l'histoire et la tradition de cette nation”», ce que sa majorité et lui estiment ne pas être le cas s'agissant de l'avortement. Cette «tradition-based jurisprudence», pour reprendre les mots du juriste William J. Haun, inscrit le juge Alito dans la droite lignée du professeur Alexander Bickel, apôtre de la «retenue judiciaire».

Si cette approche traditionaliste n'est pas nouvelle –en 1923 la Cour soulignait déjà «les droits reconnus depuis longtemps par la common law»–, les juges Alito et Thomas semblent la pousser plus loin qu'auparavant, au point de s'extirper des degrés standard de contrôle de constitutionnalité: s'agissant du 2e amendement, le juge Thomas a conclu que les régulations du port d'arme doivent avoir une assise historique: «Pour être clair, même si une réglementation moderne n'est pas une copie conforme des précurseurs historiques, elle peut néanmoins être suffisamment analogue pour être conforme à la Constitution.»

Pour la majorité de la Cour, erreurs et faiblesses de raisonnement se confondent.

Le droit de posséder et de porter une arme échappe en conclusion aux trois niveaux standards de contrôle juridictionnel –rendant sa régulation particulièrement compliquée– tandis que l'IVG, désormais entre les mains des législatures, pourra être restreinte à partir du moment où l'État pourra prouver un «intérêt légitime» à le faire: en anglais, on parle de «rational basis review», qui n'est autre que le contrôle juridictionnel le plus faible des trois.

L'objectif clair (et soutenu tant par l'État du Mississippi que par les nombreux «mémoires en ami de la Cour» reçus –«amicus curiae briefs») était par conséquent de rompre avec Roe et Casey en y mettant fin. Au total, outre les deux principaux points évoqués précédemment, les cinq juges ont rompu avec la règle du précédent («stare decisis») en raison de cinq facteurs parmi lesquels:

  • La nature des erreurs commises dans Roe et Casey

  • La qualité de leur raisonnement

  • Leur applicabilité

Roe et Casey, «manifestement erronés»

Pour la majorité de la Cour, erreurs et faiblesses de raisonnement se confondent: prenant à témoin la juge Ruth Bader Ginsburg, l'opinion affirme que Roe a «interrompu un processus démocratique», une interruption qui s'est matérialisée dans une jurisprudence fragile, reposant sur une «analyse constitutionnelle […] bien au-delà des limites de toute interprétation raisonnable des diverses dispositions constitutionnelles auxquelles elle renvoyait vaguement». Sévère, le juge Alito réitère que ni le texte, ni l'histoire ni aucun précédent ne peuvent soutenir le raisonnement qui a donné naissance à Roe.

Comme pour prendre à contrepied à l'opinion dissidente du juge Breyer, le juge Alito affirme que la jurisprudence Casey a certes réaffirmé Roe, mais au prix d'un renversement partiel. Le magistrat rappelle que Casey a mis fin au cadre trimestriel et a instauré un nouveau standard pour le contrôle de constitutionnalité: le «fardeau indu» («undue burden standard»).

Ce standard, qui considère qu'est inconstitutionnelle toute mesure représentant un «obstacle substantiel» à l'accès à l'IVG, est resté décrié en raison de l'absence de méthodologie permettant d'apprécier ce qu'est un obstacle substantiel. Si les changements opérés sont fondamentaux, Casey a néanmoins conservé le critère de viabilité.

La porte ouverte à la «personnalité fœtale»

Attaché à démontrer le caractère arbitraire et infondé du critère de viabilité, le juge Alito s'est appuyé, entre autres, sur un philosophe bien connu du champ de la philosophie morale: Peter Singer. S'interrogeant sur le sens à donner au terme «personne», le juge note que les attributs qu'on lui confère souvent sont: la capacité à ressentir (ou «sentience»), la capacité à avoir conscience de soi-même, ou encore la faculté de raisonner.

Il en conclut que «selon cette logique, la question de savoir si même les individus nés, y compris les jeunes enfants ou ceux qui souffrent de certaines conditions de développement ou médicales, méritent d'être protégés en tant que “personnes” reste ouverte».

Si ce passage de l'opinion du juge Alito doit interpeller, c'est parce qu'elle ouvre la porte à la reconnaissance de la personnalité fœtale.

De tels propos ne sont pas sans rappeler une note de bas de page restée célèbre de l'Introduction aux principes de morale et de législation du britannique Jeremy Bentham: «Quel autre [critère] devrait tracer la ligne infranchissable? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être la faculté de discourir? Mais un cheval ou un chien adulte est, au-delà de toute comparaison, un animal plus raisonnable, mais aussi plus susceptible de relations sociales, qu'un nourrisson d'un jour ou d'une semaine, ou même d'un mois.»

Si ce passage de l'opinion du juge Alito doit interpeller, c'est parce qu'il ouvre la porte à la reconnaissance de la personnalité fœtale, qui est d'ores et déjà le prochain objectif à atteindre pour la droite américaine. Si le terme «person» présent dans le 14e amendement venait à être interprété comme incluant «l'enfant à naître», alors l'avortement serait inconstitutionnel. Douze pages auparavant, le juge se défendait de vouloir déterminer si la vie prénatale devait jouir de droits accordés après la naissance…

La fausse modération du juge Roberts

Comme à son habitude, le juge John G. Roberts Jr. a joué son rôle de magistrat faussement modéré, concourant au jugement mais non au résultat: il considère en conclusion que tous les avortements pré-viabilité ne sont pas inconstitutionnels (c'était la question à laquelle devait répondre la Cour), mais sans remettre en cause Roe.

Le juge Alito tonne que la clause de procédure régulière ne confère pas un droit au suicide assisté.

Celui qui avait subtilement sabré la jurisprudence Whole Woman's Health v. Hellerstedt en 2020 dans l'affaire June Medical a donc plaidé pour une sauvegarde du droit à l'avortement amputé du critère de viabilité, sans toutefois préciser comment remplacer ce critère. Comment protéger le droit à l'avortement sans préciser les conditions d'exercice de ce droit? Le juge n'y a pas répondu, et son opinion résonne comme un «nous verrons cela plus tard».

Contrastant avec la fausse modération du juge Roberts, le juge Thomas n'a pas perdu de temps pour appeler à aller plus loin.

D'autres droits en danger?

Les réactions ont été nombreuses à la lecture de l'opinion concurrente du juge Clarence Thomas. Opposant de longue date au concept de «substantive due process» (résumé très brièvement: la clause de procédure régulière ne concerne pas seulement la procédure, mais protège également des droits fondamentaux), ce dernier a d'ores et déjà appelé à revenir sur certaines jurisprudences:

Si le juge nommé en 1991 par George H. W. Bush souligne que ces droits pourraient (le conditionnel est plus que de rigueur) être couverts par la clause des privilèges et immunités («Privileges and Immunities Clause»), il est difficile de ne pas interpréter son opinion comme la volonté d'y mettre un terme. A contrario, l'opinion majoritaire et l'opinion concurrente du juge Kavanaugh affirment à plusieurs reprises qu'aucun des droits mentionnés ne doit être considéré en danger.

Pourtant, page 13, le juge Alito tonne que la clause de procédure régulière ne confère pas un droit au suicide assisté et rappelle qu'un droit fondamental doit être «profondément ancré dans l'histoire et la tradition de la nation». Le diable est dans les détails.

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