Pour survivre au procès de l'ancien trader Jérôme Kerviel, il faut d'abord passer l'épreuve du langage. «Turbo warrant», «call», «put», «barrière désactivante», «speal», «intraday», «extraday», «VAR»... bienvenue dans le monde abscons et barbare du jargon financier. Une fois cette torture endurée, l'affaire se résume au principe éternel de toute affaire pénale: parole contre parole.
Au deuxième jour du procès devant la 11e chambre correctionnelle du tribunal de Paris, la défense de Jérôme Kerviel s'est dessinée de plus en plus clairement: la Société Générale savait. Oui, l'ex-trader a pris des risques «très importants», de l'ordre de plusieurs milliards d'euros. Oui, de telles opérations «n'entraient pas dans le cadre de (son) mandat». Oui, il a fait des «deals fictifs» pour masquer ses positions ouvertes extravagantes. Oui, il n'avait plus, à partir de l'année 2007, «aucune limite». Oui, mais. Ce scénario n'était pas celui écrit par un homme seul, mais un canevas tricoté avec l'assentiment complice de sa hiérarchie. «Les risques étaient pris à la demande de mes supérieurs», a-t-il expliqué mercredi 9 juin à la barre, précisant que son mandat pour prendre de telles positions boursières était «flou».
Quand ça gagnait, c'était dans le mandat; quand ça n'a plus gagné (NDLR: à partir de janvier 2008 et la découverte du gouffre financier par la Société Générale), c'était hors mandat.
Surtout, pour Jérôme Kerviel, tout le monde ou presque était conscient dans la tour de la Défense qu'il jouait gros et lourd. «En trente secondes et trois clics dans le système Eliot (NDLR: le système interne d'enregistrement des opérations de chaque trader), toutes les personnes de mon département avaient accès à tous les historiques de toutes les opérateurs. En tout, environ 1.300 personnes», affirme l'ancien salarié. En somme, pas question d'être tout seul à porter le chapeau. Preuve de sa bonne foi, un mail envoyé à ses supérieurs en avril 2007 pour prévenir de ses «deals fictifs» réalisés pour «couvrir 17.000 contrats». «Mais visiblement, ils ne savent ni lire, ni compter, mais ils sont polytechniciens», raille Kerviel, pugnace.
Des alertes ignorées
Piquée au vif, Claire Dumas, la salariée de la Société Générale qui représente la banque lors du procès, se dresse, mais botte en touche. Certes, les managers «pouvaient, en un clic, détecter des opérations frauduleuses», mais «encore fallait-il vouloir les chercher», tente-t-elle d'expliquer. Et puis, il était «très difficile d'étudier au quotidien» les centaines de milliers de deals passés par chaque trader. En somme, le système de contrôle de la Société Générale ne pouvait traiter autant d'informations à la fois. Dit autrement, le système de contrôle ne permettait pas de contrôler.
Pis, l'actuelle adjointe au directeur des risques opérationnels admet les «74 alertes» recensées par l'Inspection générale de la banque. Bien sûr, quand on les compile, ça peut impressionner, mais le comptage n'a été réalisé qu'après la découverte de la fraude, explique-t-elle benoîtement. Avant ces alertes étaient «noyées» entre «différents services qui ne communiquaient pas entre eux». De mieux en mieux. Et puis, à l'époque, elles n'étaient considérées que comme des «incidents de production» et les deals «fictifs» comme des «opérations techniques». «Apportons un dictionnaire pour constater en somme qu'alerte ne veut pas dire alerte, et que fictif signifie technique», se moque aussitôt Me Olivier Metzner, l'avocat du trader.
Incompétente peut-être, complice jamais
Il faudra finalement attendre la fin de la journée pour que la mauvaise passe se termine pour la Société Générale. A la barre, Jean-Pierre Mustier, ancien patron de l'activité Banque de financement et d'investissement (BFI), la filiale en charge du trading. La cinquantaine, allure militaire, et un air de ressemblance étonnant avec le prévenu à quelques années près et à moins d'un mètre de distance: mêmes cheveux courts bruns, même nez pointu, même menton légèrement fuyant. Ils se ressemblent, mais la tension est palpable entre les deux hommes. «Vous m'avez menti tout le temps, M. Kerviel!», s'emporte d'emblée Jean-Pierre Mustier à l'égard du trader. Rappel à l'ordre du président à qui le témoin doit s'adresser.
Particulièrement remonté, Mustier, qui a démissionné de la Société Générale après l'affaire, admet la responsabilité de la hiérarchie et la sienne en premier lieu, mais n'accepte pas que l'on parle d'encouragement, de connivence, d'acceptation tacite. Cette idée le «révulse». Imparfaite oui, à la limite de l'incompétence peut-être, mais la banque complice, jamais. «Si la hiérarchie savait, je devais savoir. Et la hiérarchie ne savait pas parce que la hiérarchie, c'était moi», affirme-t-il, droit dans ses bottes. «Jérôme Kerviel n'est pas Robin des Bois, c'est le trader qui a perdu le plus d'argent dans le monde, il vivra et mourra avec ça!», tranche-t-il sans ménagement.
Pour Jean-Pierre Mustier, si la banque a pêché, c'est parce qu'il lui était impossible d'envisager qu'un opérateur puisse engager à lui seul près du tiers des réserves totales.
Psychiquement et nerveusement, il m'était inconcevable qu'une seule personne ait des positions de 50 milliards d'euros. Nous disions aux traders de savoir prendre des risques, mais on ne les encourageait pas à en prendre.
Nuance. Une invitation que Jérôme Kerviel a suivi plus que de raison.
Une petite précision sur les risques encourus par la Société Générale. Toutes les banques du monde utilisent un instrument pour mesurer leur exposition aux risques, c'est le VAR, pour Value-at-Risk. Pour la banque rouge et noire tout en entière, le VAR est de 30 millions d'euros. Une banque très exposée atteint 100 millions. Le VAR de Kerviel se situait entre 1 et 1,3 milliard, ce qui nécessitait de mobiliser entre 13 et 20 milliards de fonds propres sur les 30 de la banque. Les deux tiers pour un seul trader, et c'est passé inaperçu!
Jean-Pierre Mustier lâche:
Nous avons manqué de vigilance... Bien sûr, c'est pour ça que je suis là aujourd'hui, et in fine j'assume ma responsabilité.. J'attends que l'on me dise que je savais, que je l'ai encouragé. Quand j'entends dire qu'il a fait ça dans l'intérêt de la Société Générale, ça me révulse.
Malmené, le banquier assume. Pas comme son ancien patron, Daniel Bouton. Avant de quitter la présidence de la Société Générale en 2009, ce dernier demandait des stock options. Aujourd'hui, il se demande s'il est bien utile qu'il vienne témoigner au procès Kerviel. Comme si lui n'était pas responsable. De rien.
Bastien Bonnefous et Philippe Douroux
Photo: Jérôme Kerviel et son avocat Olivier Metzner, le 9 juin 2010. REUTERS/Gonzalo Fuentes
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