Qui d'Apple ou Google domine aujourd'hui le marché de la téléphonie mobile? Slon la Federal Trade Commission, l'instance qui contrôle les pratiques anticoncurrentielles aux Etats-Unis, la réponse semble être «les deux ».
D'un côté, il y a la FTC qui semble prête à s'opposer au rachat de la régie publicitaire mobile AdMob par Google pour 750 millions de dollars (plus de 600 millions d'euros). Google étant déjà la plus grosse boîte de pub sur le Web, en absorbant AdMob ils deviendraient également la plus grosse régie pub du marché mobile. Est-ce trop de pouvoir dans les mains d'une seule et même entreprise? La FTC planche sur la question depuis un peu moins d'un an maintenant, sollicitant l'avis de plusieurs concurrents de Google et d'autres acteurs de l'industrie publicitaire –un signe que les autorités de régulation ont peut-être déjà décidé que Google était trop puissant pour fusionner avec AdMob.
Maintenant, allons voir du côté d'Apple. Début mai, le New York Post rapportait que la FTC et le ministère de la justice avaient entamé des débats au sujet des implications «antitrust» du nouveau contrat entre Apple et ses développeurs. Celui-ci, qui doit être signé par toute personne souhaitant voir une de ses applications disponibles dans l'App Store, a été modifié le mois dernier et empêche désormais les développeurs de créer des applications en utilisant des outils de programmation tiers, comme par exemple la technologie Flash d'Adobe. Le contrat impose également de lourdes restrictions sur l'utilisation de systèmes publicitaires tiers dans les applications. Il semble notamment qu'Apple empêche les développeurs de laisser des sociétés comme AdMob recueillir des données concernant le trafic et permettant l'affichage de publicités ciblées au sein d'applications mobiles. Apple réserve ce droit à son tout nouveau système d'app-publicité, iAd –ce qui ferait donc d'Apple la seule boîte de pub viable pour les développeurs d'applications iPhone et iPad. C'est pour cette raison, explique le Wall Street Journal, que les autorités de régulation ont demandé à certaines entreprises de publicité mobile s'ils pensaient qu'Apple enfreignait les lois antitrust.
Un monopole... à deux
Il est tout à fait normal que la FTC et le ministère de la justice surveillent le marché de la téléphonie, des applications, et de la publicité mobiles. Il s'agit d'une industrie récente et en plein essor, et les autorités de régulation ont raison d'empêcher qu'une seule entreprise domine de façon illégale ce marché naissant. Mais j'espère sincèrement que celles-ci décideront de laisser faire Apple et Google –du moins pour l'instant. C'est vrai, les deux géants ont bien l'intention de jouer un rôle majeur dans l'industrie mobile: l'un comme l'autre fabrique des téléphones possédant leur propre système d'exploitation, possède une boutique virtuelle d'applis mobiles, et développe une plate-forme publicitaire pour essayer de gagner de l'argent avec les appareils qu'il vend.
Mais c'est exactement de ça dont il s'agit: ils sont tous les deux puissants. Si le gouvernement demande à certains si Google et Apple ont trop de succès et d'influence pour le marché du mobile, n'est-ce pas le signe flagrant que la réponse est «non»? Après tout, un monopole, ça s'établit seul, pas à deux. Et à l'heure actuelle, chacune des ces entreprises est assez puissante et intelligente pour empêcher l'autre de dominer le marché du mobile de façon totale et permanente.
J'ai dans le passé exprimé mon opposition à la réglementation antitrust dans l'industrie des nouvelles technologies. A posteriori, les poursuites faites à l'encontre de Microsoft par le gouvernement américain à la fin des années 90 semblent une manoeuvre peu judicieuse. Oui, Microsoft s'est servi de son monopole sur les systèmes d'exploitation pour écraser des arrivistes comme Netscape. Mais malgré ces tentatives d'intimidation, le monopole Microsoft a pris fin, bientôt rendu caduc par d'autres arrivistes comme Google, et de vieux ennemis comme Apple (dont la valeur en bourse est d'ailleurs bien partie pour dépasser celle de Microsoft).
Les choses bougent vite sur le web
Ainsi va la vie dans l'industrie des nouvelles technologies: un jour vous êtes le roi du monde, le lendemain vous dormez dans le caniveau. Une dure réalité en partie dûe au fait que le secteur soit friand de start-up. Les géants du Web aujourd'hui –Facebook, Twitter, YouTube– n'existaient même pas il y a dix ans. Il y a aussi le caractère intrinsèquement imprévisible de cette industrie; pour continuer à avoir du succès, des entreprises comme Apple et Google doivent sans cesse prendre des risques en pariant sur les gadgets et les logiciels que les gens utiliseront dans deux, cinq, ou même dix ans. Et bien sûr qu'ils trichent, en embauchant les meilleurs ou en rachetant le plus de sociétés. Mais on ne reste jamais le meilleur en tout très longtemps, et tôt ou tard, comme Microsoft il y a quelques années, Apple ou Google se casseront la figure et un autre viendra les remplacer.
Les réglementations antitrust sont souvent longues à la détente et n'arrivent pas à suivre ces fluctuations de marché. Il suffit de voir que certains sont toujours en train de se demander ce qu'il faut faire pour Microsoft et le marché du PC. Et le même problème se posera lorsqu'on essaiera de cadrer les projets de développement mobile d'Apple et de Google. Effectivement aujourd'hui, Apple a l'air complètement hors de contrôle et la mainmise de Google sur le marché de la pub online est impressionnante, mais il n'y a pas si longtemps, on avait tous peur que Microsoft domine le Web. Les choses changent.
Faut-il cependant s'inquiéter de ce qu'il pourrait se produire en l'absence de réglementation? Et si leur donner carte blanche les poussait à saigner à blanc les consommateurs et écraser sans vergogne la totalité de leurs concurrents? Il y a c'est vrai des raisons d'être préoccupé, notamment en ce qui concerne Apple.
Une exclusivité à 8 milliards?
Alors que tout le monde suit avec ferveur la guerre entre Apple et Adobe sur la place de la technologie Flash dans l'iPhone et l'iPad, je suis pour ma part beaucoup plus inquiet de l'arrivée d'Apple dans l'industrie publicitaire. Pourquoi? Parce qu'Apple étant propriétaire de la plate-forme iPhone –et parce que leur nouveau contrat développeur impose des restrictions à l'encontre d'autres systèmes de pub dans leurs applis– iAd a clairement l'avantage sur ses concurrents. Les iAds, par exemple, pourront être des pubs ciblées qui prennent en compte votre dernier achat sur iTunes –vous êtes en train de lire le journal via une appli, et vous apercevriez une iAd pour le dernier album de Lady Gaga, étant donné qu'iTunes sait que vous aimez cette artiste. Les iAds pourraient également permettre aux possesseurs d'iPhone d'acheter de la musique via leur compte iTunes –en cliquant sur l'iAd Lady Gaga, vous téléchargeriez automatiquement son album, chose qu'Apple interdira aux régies pub concurrentes. Et puis il y a toutes ces «analytics», ces données personnelles relatives au trafic qu'Apple sera en mesure de recueillir grâce à votre iPhone et transmises ensuite aux annonceurs et aux développeurs pour leur permettre de créer de meilleures pubs. Apple est très fier de tous ces avantages déjà intégrés à leurs produits: dans la présentation d'iAd, on nous signale que les concurrents seront incapables de suivre.
Mais tout ça a un prix. Le Wall Street Journal estime qu'Apple fera payer l'exclusivité des premières iAds 10 millions de dollars (8 millions d'euros) aux annonceurs, alors que ses concurrents proposent des offres équivalentes pour quelques centaines de milliers de dollars seulement. Le problème, c'est qu'avec Apple qui fait tout pour se débarrasser des systèmes de pub concurrents, les annonceurs risquent de ne pas avoir d'autre choix que d'acheter des iAds s'ils veulent avoir une présence sur l'iPhone.
C'est pour toutes ces raisons qu'il est complètement absurde que la FTC remette en question le deal AdMob-Google. Si les autorités fédérales de régulation empêchent Google d'acheter cette régie, alors ils assurent la domination pure et simple d'Apple sur l'iPhone et l'iPad. Deux options s'offrent donc à la FTC: envoyer promener Google maintenant et s'occuper d'Apple après, ou bien les laisser s'affronter tranquille. Perso, je vote pour la deuxième.
Farhad Manjoo. Traduit par Nora Bouazzouni.
Photo: Un smartphone Samsung tournant sous Androïd, l'OS de Google, REUTERS/Jo Yong hak