Année 2061. Depuis que la France a voté l'article 4 du Code 839 sur la torture par autrui, on n'éradique plus le poil. En revanche, «ON LE SUBLIME», comme le braille Émilie à une cliente américaine ayant cru entrer dans un salon d'épilation. Or il n'en est rien: si les trois héroïnes d'Ébouriffant·e·s sont bel et bien esthéticiennes, elles ne sont pas là pour débroussailler, épiler, rafraîchir, mais pour mettre le poil en valeur. Et si ça ne te plaît pas, «Fau'Tif Hair», assène l'enseigne du salon tenu par le trio.
Voilà une bande dessinée surprenante, d'abord par son format (celui d'un livre de poche), mais aussi et surtout par son contenu. À la manière d'une websérie, Ébouriffant·e·s enchaîne les courts épisodes de façon à aborder son sujet (le poil) sous différents angles. Le tout dans une atmosphère souvent très enjouée, façon de pratiquer un militantisme joyeux mais pourtant loin d'être inconséquent.
Le Nouvel Attila
«Je base mon travail sur cette recette, confirme Émilie Gleason, à savoir faire passer des idées sous une tartine d'humour, à l'aide de personnages joyeux et enthousiastes, avec un soupçon de véracité amère. Je n'ai jamais aimé qu'on me donne des leçons ou qu'on m'engueule même si je suis d'accord avec le propos.» Adeline Rapon tempère: «Ici tout est assez grinçant, parfois un peu violent, comme une phrase glissée l'air de rien et qui résonne encore après. Le militantisme joyeux est de toute façon clairement ma came.»
Comme pour favoriser un rapprochement rapide entre le lectorat et elles, les héroïnes du livre ressemblent de près à ses autrices. Elles se nomment d'ailleurs Émilie, Adeline et Camille, celle-ci n'étant autre que le double de l'éditrice Camille Ancel, à l'origine du projet pour les éditions Le Nouvel Attila. «Elle nous a présentées toutes les deux, explique Adeline Rapon, et nous a proposé de travailler ensemble sur un projet qui parlerait du poil. C'est une éditrice passionnée qui déborde d'idées; tout ce qu'elle savait, c'est que nos deux mondes s'accorderaient à merveille.» Grand bien lui en a pris: petit par la taille, Ébouriffant·e·s est une vraie réussite, à mettre entre toutes les mains, qui semble bénéficier à chaque page de l'osmose entre ses deux autrices et leur éditrice.
Pas là pour être influenceuse poils
Pourtant, Adeline Rapon n'a pas tout de suite été enthousiasmée par le projet. Parmi les faits d'armes de cette ancienne joaillère devenue notamment photographe, il y avait déjà un travail et des prises de parole sur les injonctions faites aux femmes à propos de l'épilation. Ces dernières années, elle s'est régulièrement exprimée sur son propre rapport à l'épilation et sur le fait qu'elle a fini par refuser l'épilation à tout prix. «Je n'avais pas envie de devenir “l'influenceuse poils”, mais en découvrant Émilie et en discutant toutes les trois, le projet est devenu super intéressant. Et dans toutes nos sessions d'écriture, qui se sont déroulées sur un an, Camille avait une implication telle qu'on a sincèrement souhaité qu'elle aussi soit un personnage.»
Ébouriffant·e·s se lit vite, mais on peut heureusement y revenir autant de fois qu'on le souhaite. Sa construction et son format relativement court la rendent un peu frustrante –le lot des œuvres aussi courtes que bonnes– mais participent en même temps à faire sa singularité. «On avait un format imposé, précise Adeline Rapon, pour rentrer dans la collection qui comporte Au-delà de la pénétration de Martin Page et Éloge poétique du lubrifiant de Lou Sarabadzic.» Alors Émilie Gleason a trouvé la structure idéale: «Je me suis inspirée du manga La Cantine de minuit de Yaro Abe, un huis clos avec une clientèle multiple et diversifiée, ce qui permet de varier les sujets et les personnages.»
Ça donne de toute façon assez envie de pouvoir dévorer un deuxième tome dans quelques années. «Rien que pour retravailler avec Émilie, je suis partante», répond Adeline Rapon avec enthousiasme.
Du réel dans la fantaisie
Chez Fau'Tif Hair, on accueille donc une succession de client·es, dont les questions et les réactions sont autant d'occasions de développer un aspect du poil et des thématiques qui y sont liées. Mais parce qu'il est parfois compliqué de caser beaucoup d'idées dans une BD sans la surcharger, le livre comporte en outre vingt pages de discussions entre les deux autrices, quelque part entre le bonus, le making of et le document pédagogique d'accompagnement.
«J'avais envie qu'il n'y ait aucun doute sur notre démarche, commente Adeline Rapon. Il fallait que le lectorat comprenne qui nous étions et d'où nous parlions; il y a aussi dans ce parti pris une volonté de renforcer l'aspect militant de notre BD.» Car Ébouriffant·e·s est une BD sautillante, quasiment cartoonesque parfois, qui donnerait d'ailleurs une prodigieuse série d'animation tant le trait d'Émilie Gleason semble fait pour ça. «J'ai toujours adoré rendre mon travail sonore et mouvementé», affirme cette dernière, qui a déjà donné dans l'animation. C'était pour une publicité coréenne de presque cinq minutes, où l'on trouvait un «saloon de coiffure» (en français dans le texte). Il n'y a pas de hasard.
S'il vous semble difficile de vous représenter à quoi peut ressembler un salon de sublimation du poil, sachez que c'est normal. Et les deux créatrices d'Ébouriffant·e·s n'ont pas manqué d'y penser: leur BD intègre de véritables photographies de tressages et de tissages.
Adeline Rapon, qui en connaît un rayon sur le sujet, cite comme influence majeure le compte Instagram de la revue américaine Dazed and Confused («leurs tutos beauté sont complètement barrés; c'est chez eux que j'ai puisé mon inspiration pour les coiffures de poils»), mais aussi les travaux de Laetitia Ky («elle sculpte ses cheveux en statues éphémères et en a réalisé une avec ses poils d'aisselles»), Arvida Bystrom, Florence Given...
«Au début de notre travail, Adeline m'avait partagé cette inspiration», ajoute Émilie Gleason en me suggérant de jeter un œil à une publication Instagram de l'artiste Charlie Le Mindu, qui aurait clairement pu figurer dans Ébouriffant·e·s tant par le style de la photo que par celui de l'agencement pileux du modèle.
Caillasse et backlash
Attention: la BD n'est pas que joyeuse et feel good. La fin, notamment, est là pour rappeler que les luttes féministes, sur l'épilation comme sur n'importe quel autre sujet (même si l'intensité peut varier), sont non seulement accompagnées d'une récupération par le capitalisme, mais aussi par un retour de bâton souvent violent –en anglais, dites backlash, comme dans le passionnant pavé de Susan Faludi.
Dans le cadre de la libération du poil, cela se traduit de la façon suivante: un nouveau type de salons de beauté se met à fleurir, et fait de la mise en valeur de la pilosité une nouvelle façon de toucher le jackpot. Quelque temps plus tard, des manifestant·es opposé·es à l'émancipation pileuse viennent rappeler avec brutalité qu'on ne leur a pas demandé leur autorisation de donner un peu d'air aux femmes.
Pour Émilie Gleason, il était important que le livre ne baigne pas intégralement dans une sorte de bonne humeur teintée de candeur. «On a longtemps discuté de la fin, que je souhaitais coup-de-poing; car derrière la bienveillance de nos histoires, rappelons que les humains sont très forts pour tout transformer en business, et qu'il y aura toujours de la résistance au changement. Elle deviendra, je le crains, de plus en plus clivante.»