Le rock, le folk et les jupes courtes ont droit de cité, le cannabis circule, on parle sexualité, et les discours empruntent au vocabulaire marxiste: à Madagascar en cette année 1972, comme quatre années plus tôt sur d'autres campus dans le monde, souffle un air de changement et de liberté parmi les étudiants malgaches.
Pourtant, et quelles qu'aient pu être les influences étrangères, «mai 72 à Madagascar n'a pas été un mouvement à tendance anarchiste et violent, ni une révolte contre l'autorité, le capitalisme ou la société bourgeoise, à la différence de Mai 68», décrit l'un des tribuns de ce mouvement, Michel Rambelo, étudiant en lettres à l'époque.
Ce sont, en janvier 1972, les futurs médecins malgaches «aux pieds nus», d'origine modeste, qui ont commencé –en avril 1971, la Fédération des associations d'étudiants de Madagascar (FAEM) avait cependant déjà déclenché une grève pour dénoncer la subordination du système malgache au système français.
Ils n'étaient d'abord pas bien nombreux –à peine plus de 200 étudiants de l'école de médecine de Befelatanana– et ne réclamaient que de meilleures conditions d'internat, suspendant d'ailleurs leur mouvement au moment des élections présidentielles. Ces dernières voient le président Philibert Tsiranana, pourtant très malade, réélu pour un troisième mandat avec 99,74% des suffrages.
Acte II
Puis la grève reprend. Les élèves de Befelatanana demandent à ce que leur filière fusionne avec la faculté de médecine, plus prestigieuse, dotée de davantage de moyens et largement financée par la France; bref, qu'il n'y ait pas deux niveaux de formation pour une santé à deux niveaux, comme du temps de la colonisation. En avril, les collégiens et lycéens se mobilisent aussi pour contester l'organisation du concours d'entrée en seconde. Le 22 avril, sourd à ces revendications, le pouvoir ferme l'école de Befelatanana et dissout l'association des étudiants. Le 24, c'est la grève générale.
Dans les défilés et dans la presse d'opposition, «les slogans et caricatures rivalisent d'inventivité et d'humour, l'imagination est au rendez-vous», selon Brigitte Rasoloniaina, sociolinguiste au Cessma (Centre d'études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques). Elle s'est attelée à l'étude du quotidien Hehy, à la pointe de la lutte, et a organisé le 13 avril dernier une journée d'étude intitulée «Madagascar, Mai 1972: les mises en récits, les mises en mots et en images» à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco).
«Mai 72 fut un mouvement inédit, un mouvement citoyen, conduit par des jeunes, filles et garçons ensemble, qui nous a initiés à l'auto-organisation et à la démocratie centralisée. Il a été un point crucial dans ma construction libertaire face aux pesanteurs sociales existantes et à un pouvoir néocolonial et autoritaire», dit le sociologue Jean-Claude Rabeherifara, qui se définissait comme «trotskysant, à la fois guévariste et anarchiste».
Or ce qui soude les manifestants, c'est, selon l'universitaire Françoise Blum, bien plus la pratique d'une action commune sur l'ensemble de l'île qu'une idéologie finalement multivoque –tandis que plusieurs participants insistent sur l'existence d'un embryon de nationalisme dans le mouvement.
En quête d'indépendance
L'enjeu, c'est d'abord et avant tout la malgachisation. Les étudiants qualifient le français de «langue d'esclave», réclament «une école malgache pour les Malgaches» et appellent à mettre «à bas l'impérialisme culturel».
Car malgré l'indépendance de 1960, l'article 2 de la nouvelle Constitution institue que le français et le malgache sont les deux langues officielles. Certes, la France investit beaucoup d'argent à Madagascar. Le campus universitaire, qui lui coûte 1 million de francs malgaches par jour, est magnifique («bien mieux qu'en France», selon l'un des nombreux coopérants universitaires). Même les menus du restaurant y sont décidés depuis Paris.
«Tsiranana était convaincu qu'une petite indépendance nous mènerait à la grande indépendance.»
Mais les onze accords de coopération, ces «accords d'esclavage», comme les qualifient les manifestants, ratifiés quelques heures à peine après l'indépendance, maintiennent l'île dans une forme de protectorat, tant la France reste présente dans l'administration, l'économie, l'armée, la politique étrangère.
«Tsiranana était convaincu qu'une petite indépendance nous mènerait à la grande indépendance», nous a raconté en 2013, quelques mois avant de mourir, l'ancien ambassadeur et ministre Henri Raharijoana, qui a négocié cette indépendance à ses côtés. Une autre façon de dire que les liens étroits maintenus dans le cadre de la communauté française étaient, dans un premier temps, une nécessité.
Quoi qu'il en soit, «douze ans après 1960, la langue et la culture française dominaient toujours dans le pays», selon Michel Rambelo. Et puis, les adolescents descendus dans la rue savent que le lycée et l'université leur resteront fermés, réservés à une toute petite élite sélectionnée sur sa maîtrise du français.
Dans «Madagascar 1972: l'autre indépendance», Françoise Blum, qui vivait et travaillait alors à Tananarive, écrit que tous les «ingrédients de la révolte» étaient en place: «legs colonial toujours vivant [...], problème de la limite d'âge dans un pays où la scolarité, soumise à de multiples aléas, est bien souvent tardivement commencée, démocratisation de l'enseignement [...], inadaptation de cet enseignement, pensé depuis Paris, à la situation économique et sociale malgache…»
Le pouvoir sous pression
Le pouvoir «joue l'usure». Il alterne les phases de répression et de concertation, faisant preuve d'une «stratégie peu cohérente et presque toujours en décalage avec la situation».
Le président Philibert Tsiranana dénonce des complots, voit la main des communistes ici et là («Il fut lui-même formé par le Parti», nous a confirmé Henri Raharijoana). Le 12 mai, ayant appris la préparation d'une convergence des luttes pour le lendemain, il ordonne aux forces de l'ordre d'encercler le campus et procède à l'arrestation de près de 400 étudiants, dont notre témoin, Michel Rambelo. Ceux-ci sont envoyés dans l'ancien bagne de l'île de Nosy Lava. C'est la rupture et l'insurrection au centre de Tananarive: 100.000 personnes manifestent sur les 250.000 que compte la capitale.
Les Forces républicaines de sécurité (FRS), la garde personnelle de la présidence, tirent sur la foule. Des barricades sont érigées, des membres des FRS lynchés, des voitures incendiées. Bilan: cinquante-deux morts, dont sept parmi les FRS. Philibert Tsiranana n'est plus audible. La foule appelle à sa démission et réclame le retour des leaders, qui sont ramenés de l'île en avion puis en bus.
Comment transmettre la révolution de mai 1972 aux étudiants malgaches d'aujourd'hui, souvent submergés par la lutte pour leur survie économique?
Sous pression française, Philibert Tsiranana dissout le gouvernement et remet les pleins pouvoirs au général Ramanantsoa. Celui-ci organise un référendum constitutionnel et populaire le 8 octobre, qu'il remporte contre le président de la République et son Parti social-démocrate (PSD).
C'est une semi-victoire pour les manifestants de 1972 car leur espoir d'une assemblée constituante est mort. Mais leur grève a fait tomber le régime. «En rejetant les accords de coopération [qui ont été renégociés à la baisse] avec la France, et sans toucher à un seul cheveu des Français, il s'agissait de réhabiliter l'homme malgache, sa langue, sa culture et son histoire pour qu'il soit responsable de son propre avenir», ajoute Michel Rambelo.
«Mai 72 marque la seconde indépendance de Madagascar, une revanche sur l'indépendance octroyée en 1960, qui maintenait Madagascar sous la mainmise de la France», poursuit-il. En contestant la réalité de la rupture avec Paris, les acteurs de mai 1972 ont demandé une autre indépendance cette fois réelle, débarrassée du poids de l'ancienne puissance coloniale, confirme Françoise Blum.
Mais, conclut Michel Rambelo, «la lutte contre le néocolonialisme est une lutte de longue haleine; il ne suffit pas de procéder à une révision des accords de coopération pour que tout soit résolu. Les problèmes que le mouvement populaire a posés en 72 se posent encore aujourd'hui.»
Dans le même temps, un autre défi apparaît: en l'absence d'une mémoire entretenue et d'une histoire enseignée, comment transmettre la révolution de mai 1972 aux étudiants malgaches d'aujourd'hui, souvent submergés par la lutte pour leur survie économique?
Projection du film Mahaleo de Cesar Paes et Raymond Rajaonarivelo, et débat avec des acteurs de la révolution de 1972 à Madagascar, vendredi 13 mai 2022 à 20h00 à l'Espace Saint-Michel, place Saint-Michel, 75005 Paris.