Culture

Oui, les bibliothèques jettent des livres (et c'est normal)

Temps de lecture : 5 min

Cette pratique appelée «désherbage» est nécessaire à l'entretien des collections.

«Il ne peut pas y avoir d'acquisition s'il n'y a pas de désherbage.» | Eugenio Mazzone via Unsplash
«Il ne peut pas y avoir d'acquisition s'il n'y a pas de désherbage.» | Eugenio Mazzone via Unsplash

Le 14 février 2022, des étudiants américains postaient sur TikTok une vidéo où ils se mettaient en scène, choisissant des ouvrages jugés «colonialistes» dans une bibliothèque et les jetant à la benne. La vidéo fut à l'origine d'un petit buzz sur Twitter, d'aucuns y voyant la preuve de l'existence d'une cancel culture sur les campus américains.

Elle fut toutefois rapidement débunkée, après que l'auteur de la vidéo a contacté l'un des twittos à l'origine de la polémique: la vidéo était en fait une blague, les étudiants participaient au tri annuel des livres de la bibliothèque, et les livres devaient être jetés de toute façon, parmi de nombreux autres qui n'ont pas été filmés.

Un autre type de réaction est alors apparu: comment une bibliothèque peut-elle jeter des livres? Après tout, son rôle n'est-il pas de les conserver? N'est-ce pas une forme de destruction de la culture, un dévoiement du rôle des bibliothèques?

Déjà en juillet 2021, le site Mr Mondialisation partageait sur sa page Facebook son indignation face au «gaspillage» des livres jetés par les bibliothèques de Paris. Là encore, de nombreux internautes ont réagi, faisant part de leur incompréhension face à l'idée d'une bibliothèque jetant des livres.

Un processus normal: de l'acquisition au désherbage

Pourtant, se débarrasser des livres obsolètes fait partie du fonctionnement normal d'une médiathèque. Le processus a même un nom: le désherbage. Comme dans un jardin où les mauvaises herbes empêcheraient les autres de fleurir, les livres obsolètes ou abîmés nuisent au bon fonctionnement de la médiathèque.

«De toute façon, on ne peut pas pousser les murs, relève Cléo, bibliothécaire en région parisienne. Et comme on doit acquérir de nouveaux documents, ça veut dire qu'il y en a certains qui en remplacent d'autres. Ça fait partie de la politique d'acquisition, pour faire vivre une collection. Il ne peut pas y avoir d'acquisition s'il n'y a pas de désherbage.»

De fait, les objectifs d'une bibliothèque municipale ne sont pas ceux d'un fonds d'archives. Leur but est moins de conserver des documents, ou d'assurer la survie des textes, que de faciliter l'accès à l'information et à la culture, de les faire circuler. Or les livres, comme tous les objets, sont soumis à l'usure, et les informations qu'ils contiennent peuvent se périmer.

Les livres à désherber sont sélectionnés selon des critères précis, détaillés par la «méthode Ioupi», acronyme permettant de se souvenir des différentes raisons qui peuvent pousser à se débarrasser d'un livre:

  • Le «I» signifie «Incorrect», et correspond au cas où le document contient des informations erronées.
  • Le «O», pour «Ordinaire», désigne un livre dont le contenu n'a pas d'intérêt particulier.
  • Le «U», ou «Usé», rappelle de regarder l'état du document: si celui-ci est trop abîmé, il faut le désherber et éventuellement le remplacer par un exemplaire neuf.
  • Le «P» signifie «Périmé», à propos des documents dont les informations ne sont plus d'actualité. «Parfois c'est la science qui a avancé, ou encore un guide de voyage: il faut le renouveler tous les trois ans parce que les restaurants ont changé», exemplifie Cléo.
  • Le dernier «I» peut vouloir dire soit «Inadapté», c'est-à-dire un document qui n'aurait pas sa place dans cette collection précise, par exemple un document universitaire trop pointu dans une bibliothèque municipale généraliste, soit «Inutilisé», c'est-à-dire peu emprunté et donc peu lu. «Il n'a plus de succès, il ne sort plus, et donc il va quitter les collections de la médiathèque», indique Cléo.

Et les dons?

«Mais ne pourrait-on pas donner tous ces livres, plutôt que de les jeter?», demandent les internautes dès que la question du désherbage revient sur les réseaux sociaux. Pour Cléo, ce n'est pas toujours aussi simple: «Si le document est encore utilisable ailleurs, on peut en faire don, à une association, par exemple. Il y a aussi des médiathèques qui organisent des braderies. Mais ça peut être très compliqué à mettre en place. Ça nécessite de signer des conventions avec les associations. Et comme ça demande du temps, et que parfois les médiathèques sont en sous-effectifs, c'est une étape qu'on n'a pas forcément le loisir d'assumer.»

Par ailleurs, les livres étant achetés avec de l'argent public, les bibliothécaires ne sont pas seuls à décider de ce qu'ils deviennent. «C'est quelque chose qui doit être validé par notre hiérarchie, c'est-à-dire la direction de la médiathèque, et au-dessus de la médiathèque, il y a la mairie. Le maire peut refuser que les livres soient donnés, ou alors on n'a pas forcément le temps pour traiter cette question», ajoute Cléo.

«J'ai l'impression qu'on sacralise l'objet livre, alors que pour moi, c'est un objet comme un autre, qui peut s'user.»
Cléo, bibliothécaire

Mais même lorsque les dons ou les braderies existent, un certain nombre de livres devront tout de même être jetés. «Si l'information est obsolète, elle est obsolète pour tout le monde», rappelle la bibliothécaire. Et certains livres sont en trop mauvais état pour être donnés. Le papier est toutefois recyclé: «Parfois, les livres sont couverts avec un film plastique sur la couverture, et il faut détacher la couverture pour pouvoir recycler le papier. On fait venir deux bennes, une pour le papier et une pour ce qui n'est plus recyclable.»

Le livre, objet sacré

Malgré tout, l'idée de jeter des livres, même usagés, même obsolètes, provoque souvent des réactions épidermiques chez les amoureux de la lecture. En 2019, la série Netflix Tidying Up with Marie Kondo avait déjà suscité des réactions fortes lorsque la spécialiste du rangement avait conseillé à un couple de clients de faire un sérieux tri dans leur bibliothèque, de ne garder que les ouvrages qui leur «apportaient de la joie», et de se débarrasser du reste.

«J'ai l'impression qu'on sacralise l'objet livre, alors que pour moi, c'est un objet comme un autre, qui peut s'user, estime Cléo. Beaucoup de gens confondent l'objet livre, le contenant, avec le contenu.» De fait, la comparaison avec les autodafés de l'Allemagne nazie revient régulièrement lorsqu'il est question de détruire des livres. Mais c'est oublier que ces autodafés avaient pour objectif de détruire tous les exemplaires des textes afin de les supprimer définitivement de la circulation. Détruire un exemplaire d'un livre largement publié et distribué est fondamentalement différent, à la fois dans l'intention et dans les conséquences.

«Si les gens se scandalisent qu'un livre quitte la bibliothèque, peut-être qu'ils auraient pu l'emprunter avant, on l'aurait sans doute gardé!»
Cléo, bibliothécaire

On peut se demander s'il n'y a pas dans ces réactions épidermiques une forme de ce que le sociologue Pierre Bourdieu appelait une «logique de distinction»: un moyen de montrer que l'on est un bon lecteur, qui a bien intégré la norme d'une vision du livre comme d'un objet «pas comme les autres», qui serait porteur d'émancipation et de culture. Une façon, finalement, de faire savoir que l'on est soi-même émancipé et cultivé.

En tout cas, Cléo constate que les personnes qui ont ce type de réactions ont peut-être une large bibliothèque personnelle, mais fréquentent vraisemblablement peu les bibliothèques publiques. «Je n'ai pas l'impression que les usagers sacralisent [le livre] particulièrement. Les usagers en médiathèque acceptent qu'un livre soit partagé et lu par d'autres personnes. Ils se rendent compte qu'un livre peut être abîmé.» D'ailleurs, «si les gens se scandalisent qu'un livre quitte la bibliothèque, peut-être qu'ils auraient pu l'emprunter avant, on l'aurait sans doute gardé!», ironise-t-elle.

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