Elyse, jeune femme de 20 ans originaire de Chicago et fan absolue de Johnny Depp, est convaincue que les bleus sur le visage d'Amber Heard sont faux. Par le biais de messages privés sur Twitter, Elyse me raconte qu'elle est fascinée depuis toujours par le maquillage pour les effets spéciaux, ce qui lui permet d'analyser avec un talent unique le gonflement rougeâtre apparu sous l'œil droit d'Amber Heard sur des photos qui ont circulé dans la presse en 2016.
Cette année-là, Amber Heard avait expliqué que sa blessure était due à l'une des nombreuses crises de violence de Johnny Depp, qui lui aurait jeté un iPhone à la figure. Elyse n'est pas convaincue. En fait, comme tant d'autres fans de Johnny Depp fraîchement radicalisés, elle est persuadée de l'existence d'un complot.
«Je pouvais vous dire tout de suite que c'était du maquillage, vu la forme et la couleur, affirme-t-elle. Sans parler du fait que j'ai une maladie chronique et que je me fais des tonnes de bleus pour un oui ou pour un non, et qu'aucun n'a jamais eu cette tête-là. Maintenant, je suis féministe et je n'ai vraiment rien dit sur le sujet tant que je n'avais pas rassemblé tous les détails, parce que j'accorde le bénéfice du doute à la victime, mais une fois bien renseignée, j'ai juste compris qu'il se passait quelque chose de vraiment pas net.»
Un sinistre procès
La saga Johnny Depp vs Amber Heard est interminable, labyrinthique et quasiment impossible à résumer en quelques mots, mais je vais faire de mon mieux pour vous mettre au parfum. Ils se sont rencontrés en 2011 sur le tournage de Rhum express, ont commencé à sortir ensemble en 2012 et se sont mariés en 2015. Heard a demandé le divorce quinze mois plus tard et sollicité une ordonnance de non-communication contre Depp, qu'elle accusait d'incessant harcèlement physique et verbal.
Deux ans après la finalisation de leur séparation, Heard a rédigé une tribune dans le Washington Post à propos de la guérison de son traumatisme conjugal, article dans lequel elle ne cite jamais directement Johnny Depp. Pourtant l'acteur, déjà enlisé dans des problèmes financiers de plus en plus gênants, a poursuivi son ex-femme et lui a réclamé 50 millions de dollars (47,4 millions d'euros) pour diffamation, prétendant que ses dénonciations de violences conjugales étaient pure invention. Johnny Depp est allé jusqu'à affirmer que la véritable victime c'était lui, et qu'Amber Heard s'était fréquemment montrée agressive et cruelle pendant toute la durée de leur relation.
«Madame Heard n'est pas la victime de violences conjugales, elle en est l'autrice», peut-on lire dans la plainte de Depp citée par le magazine Vulture, qui ajoute que sa plainte s'inscrit dans «une arnaque sophistiquée visant à générer une publicité positive pour Madame Heard et à faire progresser sa carrière.»
Aujourd'hui, tout le monde peut être témoin des fruits monstrueux de cette altercation en direct à la télévision, à mesure que le sinistre procès Depp vs Heard dégouline dans la sphère publique. Les experts du droit doutent de la victoire de Depp, qui a déjà un précédent de défaite dans cette bataille livrée contre son ex-épouse: sa plainte déposée en 2020 contre le Sun après qu'il a attaqué le tabloïd qui l'avait qualifié «d'homme qui frappe sa femme».
Les affirmations de Depp, selon qui ce serait lui la victime, sonnent également creux: l'article de Vulture contient quelques textos particulièrement épouvantables envoyés par Depp au sujet de Heard –que je ne reproduirai pas ici–, et qui semblent tout à fait cadrer avec les accusations de violence qu'elle porte à son encontre.
Mariage d'une toxicité absurde
Ceci posé, certaines preuves présentées lors du procès étayent une partie de la défense de Johnny Depp. Le 20 avril, le jury a écouté un enregistrement dans lequel Amber Heard admet ainsi avoir «frappé» son mari, bien que les détails du contexte restent flou –à un moment, on entend Amber Heard dire: «Je ne peux pas te promettre que je ne serai pas de nouveau violente. Putain, parfois je deviens tellement furax que je perds le contrôle.»
Plus on creuse dans cette histoire, plus elle révèle un mariage d'une toxicité absurde entre deux personnes qui lavent méchamment leur linge sale en public, au profit d'une presse à scandale aussi cynique que sceptique. Pourtant, je crois que personne ne s'attendait à la vague de fond de solidarité numérique autour de la non-culpabilité de Depp, tout particulièrement chez les jeunes.
Tapez #JusticeForJohnnyDepp sur Twitter et vous comprendrez. Des millions de gens sont arrivés à la même conclusion: Heard est une intrigante sociopathe du même tonneau que le personnage d'Amy Dunne; Depp s'est laissé prendre au piège sans se rendre compte de rien. «Amber Crotte a un passif de violences», assène un tweet. «Johnny Depp n'a pas besoin d'Hollywood. Il n'en a jamais eu besoin. Ce sont eux qui ont besoin de lui», complète un autre.
Le hashtag TikTok #JohnnyDeppIsInnocent recense quant à lui plus de 1,4 milliard de vues, et les utilisateurs examinent le sous-texte cryptographique des témoignages d'Amber Heard comme s'il s'agissait des plans perdus du film Zapruder. Dans une vidéo devenue absolument virale, on voit, dans un drive Starbucks, deux pots à pourboires posés sur un comptoir: sur l'un est écrit «Heard,» sur l'autre «Depp». «Allez Johnny!», crie la femme qui filme, en enfonçant un billet d'un dollar dans le pot «Depp».
Toute publication émettant ne serait-ce que l'ombre d'un doute sur l'innocence de Johnny Depp est immédiatement prise d'assaut par des hordes d'ados l'écume aux lèvres, au point que je crains que cet article ne fasse de moi un personnage tristement célèbre dans certains recoins d'internet parmi les plus déplaisants.
Monde mystérieux des fans
Personne ne sait trop quoi faire de cette tendance. Après avoir été témoin de la pourriture endémique au sein de Hollywood à l'ère #MeToo, cela fait un curieux effet de voir tant de gens prendre implicitement le parti d'un acteur à la fois accusé de façon crédible d'être violent et, soyons honnête, dont l'apogée de la notoriété est bien loin derrière lui. C'est là un des sombres mystères du monde des fans. Si la BTS Army est capable d'acheter l'intégralité des billets d'une tournée en une nanoseconde, alors je suppose que les groupies de Johnny Depp ont le pouvoir de transformer Amber Heard en super-harpie.
«Nous voulions faire prendre conscience que ce sont les hommes qui ont le plus de mal à faire savoir qu'ils sont victimes de violence.»
«Je me suis fait plein d'amis dans cette communauté», raconte un membre de la brigade #JusticeForJohnnyDepp qui demande à rester anonyme. «La plupart du temps, tout le monde te soutient et tout le monde s'aime. Dans l'ensemble, tout le monde ici est très gentil.»
Lorsqu'on leur demande comment ils ont rejoint la cause, ils me disent qu'ils «voulaient utiliser n'importe quelle plateforme, aussi modeste soit-elle, pour diffuser la vérité et faire prendre conscience de la manière dont les agresseurs mentent et que ce sont les hommes qui ont le plus de mal à faire savoir qu'ils sont victimes de violences. C'est un bien plus gros problème que ne le réalisent la plupart des gens et je suis ravi d'être capable d'en parler d'une manière ou d'une autre.»
Instincts bienveillants
Les campagnes de cette nature attirent généralement les fractions les plus dérangées de la droite américaine, en particulier les fanatiques de QAnon et les fans dévoués de Mike Cernovich, qui sont probablement encore convaincus que Seth Rich a été assassiné par les Clinton. Le mouvement #DeppJustice n'est pas ouvertement politique, mais j'ai été surpris de constater à quel point nombre des personnes croisées pour cet article affichent la promotion d'autres causes progressistes dans leurs bios Twitter. Dans cet univers, il est parfaitement normal que #FreePalestine côtoie #FreeJohnny sur les réseaux sociaux.
Les sources à qui j'ai parlé ont toutes décrit leur passion pour le scandale Depp-Heard avec le type de langage généralement réservé aux opérations de justice sociale. Je n'ai pas eu l'impression qu'elles étaient arrivées à leurs conclusions par la force de 8chan. Non, elles sont guidées par les mêmes instincts bienveillants qui conduisent tant de jeunes gens au militantisme en ligne et leur font prendre quelques orientations douteuses.
«Une foule de gens de cette communauté sont soit eux-mêmes des victimes, soit ont rencontré des personnes qui ont été victimes» de violences conjugales, poursuit l'activiste à qui j'ai parlé. «Le fait que Johnny parle et affirme qu'il est une victime et explique ce que ça fait de traverser ça nous donne à tous une voix. [...] Pour moi, c'est incroyablement inspirant de le voir s'opposer à toute cette haine et dire: “Non, la vérité c'est ça”. Ça m'a donné le courage de parler de mon histoire, moi aussi.»
Ils résument la cause ainsi: «Au final, on est passionnés pas parce qu'on aime le capitaine Jack Sparrow, mais parce qu'on veut faire prendre conscience d'un problème très réel qui est souvent mis sous le tapis.»
Bots et escrocs
Ceci dit, je ne suis pas encore persuadé que le mouvement #DeppJustice vienne entièrement d'en bas. En 2022, il est impossible de prendre le moindre discours véhément au pied de la lettre, je ne suis donc pas surpris par le rapport de Fox News disant que 11% des comptes Twitter participant à la conversation sur le sujet sont des bots, dont la majorité prennent le parti d'Amber Heard.
Pour les escrocs, les opportunités de tirer profit de n'importe quelle ligne de démarcation de la guerre culturelle sont légion, et il y a fort à parier que ces intrus ont poussé le déchaînement de ce mélodrame à son apogée actuelle à grand renfort de publications artificielles –encore une fois, il est inimaginable qu'il y ait autant de gens qui se soucient encore de Johnny Depp. À chaque cycle des réseaux sociaux, il faut nous rappeler que les coups de théâtre sont parfois en carton.
Cela n'aura guère d'importance pour ceux qui se sont déjà totalement engagés dans la cause #DeppJustice. Peu importe ce qui peut se passer au tribunal, ils se sont confortés dans leur opinion. Elyse me raconte que lorsqu'elle était petite, elle a rencontré Johnny Depp sur un plateau de tournage près de la ville où elle habitait. Elle lui a donné un dessin de Jack Sparrow et il l'a serrée dans ses bras. C'est tout ce dont Elyse a besoin pour savoir, au plus profond de son cœur, qu'elle est du bon côté de l'histoire. «L'impression de gentillesse qu'il m'a laissée ce jour-là ne m'a vraiment pas quittée depuis», explique-t-elle. C'est un adorable souvenir, et j'espère que ceux qui abusent de sa confiance ont du mal à dormir la nuit.