«Sans la liberté des femmes, la liberté des hommes ne vaut rien.» Voilà ce qu'on peut lire en introduction du premier numéro de la revue Mujeres Libres, parue en Espagne de 1936 à 1938.
Refusant le terme de «féministes», les femmes de la Federación Nacional de Mujeres Libres, l'organisation à l'origine de la revue éponyme, se revendiquaient de l'anarcho-syndicalisme et de l'antifascisme espagnol de l'époque. Les combats menés par ses militantes pour l'égalité des genres, comme ceux de nombreuses autres femmes anarchistes dans l'histoire, ont inspiré ce qu'on appelle aujourd'hui «l'anarcho-féminisme».
Le sens des mots
Socialisme, anarchisme, féminisme... Beaucoup de mot en -isme: on s'y perdrait. D'abord, qu'est-ce que l'anarchisme? Comme toute idéologie ou philosophie politique, il se décompose en plusieurs courants qui rendent son appréciation complexe. Étymologiquement, le mot vient du grec «arkhê», qui renvoie à l'idée de pouvoir et qui, précédé du préfixe privatif «an», signifierait donc «absence de pouvoir» –attention, à ne pas confondre avec «absence d'ordre». L'anarchisme est un socialisme, dans le sens où son but proclamé est de construire une société plus juste et égalitaire, économiquement comme socialement.
Selon Daniel Guérin, auteur de Ni dieu ni maître, anthologie de l'anarchisme, l'anarchisme est «une branche du socialisme où prédomine le souci de la liberté». Le communisme, par exemple, en est une autre. Pour compliquer un peu les choses, ajoutons qu'il faut vous méfier: vous croiserez parfois le terme «communisme libertaire»... qui désigne, en fait, un courant de l'anarchisme.
Le féminisme est, selon les préférences, un combat, une idéologie ou encore un courant politique et regroupe des réalités multiples. Dans son acception la plus large, il s'agit de la lutte pour atteindre l'égalité entre les genres. Et au croisement de l'anarchisme et du féminisme, on peut donc trouver des personnes qui se réclament de l'anarcho-féminisme. Irene García Galán (à prononcer «Iréné»), par exemple, est autrice et militante anarcho-féministe. À 21 ans, elle publiait en 2021 son premier essai : La Terreur féministe–Petit éloge du féminisme extrémiste. Dans son second livre, Hilaria–Récits intimes pour un féminisme révolutionnaire, paru en avril 2022, elle consacre un chapitre entier au féminisme anarchiste.
Selon Irene, le terme «anarcho-féminisme», comme «féminisme libertaire», possède avant tout une portée symbolique: «Il s'agit d'insister sur le fait que même dans le mouvement anarchiste, il y a beaucoup de misogynie. Se dire anarcho-féministe est une manière de préciser où on centre son propre combat», explique-t-elle. L'expression viendrait initialement des États-Unis, tandis qu'en Espagne, par exemple, on lui préfère le terme «féminisme libertaire».
Un féminisme anti-autoritaire
Au cœur de l'idéologie anarchiste se trouve l'idée de lutter contre toute forme de pouvoir et d'autorité. Dans Hilaria, Irene rappelle qu'à l'origine des différends entre Mikhaïl Bakounine (l'un des premiers théoriciens de l'anarchisme) et Karl Marx, on trouvait justement cette question de la concentration du pouvoir aux mains de quelques-uns. Les partisans de Bakounine revendiquaient, à la fin du XIXe siècle, une idéologie anti-autoritaire, tandis que ceux de Marx défendaient une gestion centralisée de l'Association internationale des travailleurs.
Ce qui nous intéresse ici, c'est que ces divergences concernaient l'organisation même du combat politique: c'est aussi et surtout à l'intérieur des structures militantes que les anarchistes de l'époque entendaient combattre toute forme de pouvoir et d'autorité. Cette idée, on la retrouve dans l'anarcho-féminisme, mais appliquée à la lutte contre le patriarcat.
Irene l'explique en ces termes: «Quand on dit “anti-autoritaire”, c'est plus au sein même du mouvement. Par exemple, une féministe libertaire ne se réjouit pas de la perspective d'une femme présidente. Au final qu'on soit anarchiste ou pas, on est toutes contre le patriarcat. Mais pour construire ce mouvement antipatriarcal, on n'a pas besoin de figures autoritaires.»
Il y a donc dans l'anarchisme une forme d'urgence à abolir toute forme de pouvoir, ce qui fait d'ailleurs dire à Yannick Ripa, historienne et autrice de plusieurs ouvrages dont Cléo de Mérode, icône de la belle époque, que ce mouvement «n'a pas la même tonalité que le communisme, où il faut attendre le Grand Soir». Daniel Guérin, lui, parle de l'anarchisme non seulement comme d'une branche du socialisme «où prédomine le souci de la liberté», mais il ajoute qu'il comprend intrinséquement «la hâte d'abolir l'État».
L'anarchisme est effectivement souvent défini, à raison, comme un mouvement qui se positionne contre l'institution étatique et son autorité. C'est d'ailleurs là un autre point de discorde avec le mouvement communiste, qui prône le passage par un État contrôlé et composé par le prolétariat comme moyen d'atteindre une société plus juste.
En ce sens, les féministes libertaires rejoignent une nouvelle fois les principes anarchistes: pour elles, les outils qui permettront d'abolir les structures de domination patriarcales se trouvent essentiellement en dehors de l'État. Cela se traduit aussi par une opposition à un féminisme dit «libéral» qui ne considère pas l'État comme un ennemi, mais comme un moyen par lequel passer pour réformer la société et la rendre plus juste.
La fédération entendait mettre fin à ce qu'elle appelait le «triple esclavage des femmes: l'ignorance, le capital et les hommes».
Au-delà d'un choix idéologique, se placer en dehors des structures étatiques pour lutter est aussi une question stratégique. Dans Hilaria, Irene explique ce paradoxe en ces termes: «Nul patriarcat ne pourra être détruit en se servant des institutions qui le soutiennent.» On peut penser ici, par exemple, à des positions anticarcérales, qui ne considèrent pas la prison comme un moyen de diminuer les violences sexistes.
À propos du féminisme libéral, auquel s'oppose l'anarcho-féminisme, Irene cite Féminisme pour les 99%: un manifeste co-écrit par Cinzia Arruzza, Tithi Battacharya et Nancy Fraser. On peut y lire: «Elles [les féministes libérales, ndlr] veulent un monde dans lequel la gestion de l'exploitation du travail et de l'oppression dans l'ensemble de la société serait partagée de façon égalitaire entre les hommes et les femmes de la classe dirigeante. Autrement dit, elles veulent l'égalité des chances de dominer.»
Les idées de l'anarchisme, notamment anti-autoritaires et opposées à l'État, peuvent s'appliquer au mouvement féministe. Mais l'inverse est aussi vrai: le mouvement anarchiste a toujours eu besoin du féminisme. L'organisation Mujeres Libres, emblématique de l'anarchisme espagnol, en est un exemple très parlant.
Une organisation non officiellement reconnue par... les anarchistes
L'organisation Mujeres Libres, créée en Espagne en avril 1936, a participé à la lutte contre le fascisme de Franco, ainsi qu'au mouvement anarchiste et révolutionnaire espagnol de l'époque. Yannick Ripa explique ainsi que «l'organisation s'est beaucoup illustrée pendant la guerre civile. Ses militantes ont même pris les armes jusqu'à ce qu'on les leur retire.»
La fédération entendait mettre fin à ce qu'elle appelait le «triple esclavage des femmes: l'ignorance, le capital et les hommes». Elle organisait notamment des ateliers d'alphabétisation ou d'éducation politique destinés aux femmes. Bien qu'elles aient lutté sans relâche pour l'amélioration des conditions de vie de leurs contemporaines, «la plupart de ces femmes ne se déclaraient pas féministes, précise Irene. À l'époque, ce terme renvoyait au féminisme bourgeois, qui ne prenait pas en compte les oppressions de classe. Quand on dit que Mujeres Libres était une organisation féministe, c'est par rapport à notre regard contemporain sur le féminisme.»
Ces militantes inscrivaient néanmoins dans leur projet politique la lutte contre la domination masculine: «Leur combat prenait en compte la domination des hommes sur les femmes, explique Yannick Ripa. La lutte pour l'égalité entre les genres était constitutive de leur position anarchiste.»
Couverture du neuvième numéro de la revue Mujeres Libres. | Wikimedia Commons
Pourtant, alors que l'organisation regroupe à son apogée plus de 20.000 femmes, leurs camarades de la Confédération nationale du travail (CNT) et de la Fédération anarchiste ibérique (FAI) ne reconnaîtront jamais leur existence en tant qu'organe officiel de la lutte. Le groupe est alors accusé de desservir la cause, ses détracteurs y opposant l'idée d'un universalisme de la lutte anarchiste qui n'aurait pas besoin d'une organisation concentrée spécifiquement sur l'oppression des femmes. Preuve s'il en fallait une, que le mouvement anarchiste n'était –et n'est toujours pas– exempt des dynamiques de la domination masculine. À propos de Mujeres Libres, Irene conclut: «L'organisation a été créée parce qu'il y avait un besoin.»
Ainsi, l'anarcho-féminisme, par définition, estime que l'on ne peut souhaiter renverser le patriarcat sans prendre en compte les oppressions liées aux classes sociales, en reproduisant dans le mouvement des dynamiques de pouvoir ou en se servant des institutions de l'État. Il y a donc fort à parier que les militantes qui s'en réclament ne se réjouissent pas particulièrement de la nomination récente d'Élisabeth Borne à la tête du gouvernement.