Culture

«L'Hypothèse démocratique», tortueuse histoire d'un long chemin vers la paix

Temps de lecture : 5 min

Le cinéaste Thomas Lacoste assemble archives et témoignages pour donner à percevoir comment s'est, difficilement, douloureusement mais aussi parfois avec enthousiasme et bonheur, inventée la possibilité de sortir du conflit basque.

Le soutien populaire à la lutte, clé de voûte du récit du film. | Nour Films
Le soutien populaire à la lutte, clé de voûte du récit du film. | Nour Films

Si lointaine et si proche à la fois, cette histoire au long cours. Histoire aux racines presque séculaires, histoire actuelle, très largement méconnue pour ne pas dire occultée.

Mais aussi plusieurs histoires enchâssées, et de natures différentes. Là nait la force et la complexité du film, et certaines des difficultés qu'il affronte.

Il y a l'histoire longue de la résistance d'une part importante de la société espagnole face à la dictature franquiste née du coup d'état militaire qui a renversé la république et vaincu son armée à la fin des années 1930.

Il y a, au sein de cette nébuleuse, l'activisme singulier du Pays basque, avec ses revendications particulières aussi bien que la mémoire de la ville martyre de Guernica et une longue tradition antifasciste.

Il y a, dans ce contexte, la création en 1959 de l'organisation politico-militaire ETA. Il y a les actions armées des clandestins, la lutte d'une grande violence menée par ceux-ci et par les forces de répression de Madrid.

Une guerre de soixante ans

Il y a l'histoire longue du soutien massif d'une part significative, peut-être majoritaire, de la population de Pays basque, au sud des Pyrénées, à ce qui a toujours été aussi un programme politique explicitement orienté vers la justice sociale.

Il y a la coopération entre les polices espagnole et française, le recours à la torture, les assassinats ciblés contre les militants, les pratiques et les bavures des barbouzes du GAL, bras armé officieux de l'État espagnol et de sa police, avec le soutien de la France.

À la fois très réelle et réductrice, la figure longtemps omniprésente de l'activiste cagoulé·e. | Nour Films

Il y a surtout, à partir de 1977 (en fait dès la mort de Franco en 1975), les initiatives de sortie du conflit –à ce moment, les deux responsables d'ETA qui en sont porteurs sont tués par l'État espagnol. Puis une suite de tentatives au cours des décennies suivantes, qui toutes échouent.

Il y a, à partir de 2011, le processus de négociation qui mène en 2018 à la dissolution d'ETA. Celle-ci a été annoncée publiquement par le dirigeant basque Josu Urrutikoetxea, principal négociateur de la sortie de la plus longue guerre civile qu'ait connu l'Europe.

Au mépris de toutes les règles de protection des négociateurs de paix, «Josu» est ensuite arrêté par l'État français à l'hôpital où il est soigné pour un cancer. Il faudra une longue mobilisation internationale pour le sortir in extremis de prison.

Il y a, au cours de toutes ces années, des attentats. Il y a aussi, moins spectaculaires et pas ou peu médiatisées, les multiples étapes d'une vie politique, parlementaire, syndicale, associative au Pays basque, surtout au sud mais dans une certaine mesure aussi au nord.

Ce sont à des éléments de toutes ces histoires enchâssées que se réfèrent les dix-neuf intervenants et intervenantes, qui pour la plupart y ont directement participé. En contrepoint, des images d'archives des événements ayant jalonné cinquante ans de lutte aux formes multiples composent une représentation d'un conflit autrement complexe que ce qui en a transparu dans les médias.

Une certaine histoire

L'Hypothèse démocratique ne raconte pas toutes les histoires. Le film n'est pas et ne prétend pas être un cours ou un dossier exhaustif. En particulier, il ne montre pas grand-chose des centaines d'attentats commis par l'organisation clandestine, à laquelle 850 victimes sont attribuées.

Comme l'indique son titre, son angle d'approche met en valeur ce qui, sous des formes variées et y compris violentes, aura visé l'avènement d'un projet démocratique à l'échelle d'un peuple qui se reconnaît comme tel.

Cette hypothèse a perduré au long d'une trajectoire semée d'innombrables embûches, qui sont loin d'avoir toutes disparu. Un des principaux épisodes du processus de négociations (à Genève fin 2006) sera ainsi bloqué par l'intervention d'un dirigeant d'ETA, partisan de la seule action armée.

Les dérives liées à la fascination pour les armes et la violence dès lors qu'un groupe politique y a recours sont connues; ETA, ou du moins une partie d'ETA, n'y a clairement pas échappé au cours de ces longues années d'affrontement, qui a fait des centaines de morts.

Des mots, des symboles et des actes

Mais L'Hypothèse démocratique se focalise sur les moyens et peut-être plus encore les états d'esprit, le travail sur les mentalités, le vocabulaire, les symboles et bien sûr les actes qui peuvent construire une évolution vers une paix qui, pour être durable, ne peut se traduire par la domination et l'humiliation d'une des parties au conflit.

La construction du film est toute entière organisée par cette dynamique, où la collectivité –les habitants du Pays basque– occupe une place essentielle.

Ce faisant, le film de Thomas Lacoste, au-delà de ce cas dans sa singularité, interroge la notion même de sortie de conflit. Le réalisateur a d'ailleurs joué un rôle très actif dans l'organisation d'une réflexion aux vastes horizons sur cette thématique, réflexion qui s'est en particulier traduite par un colloque international de haute volée intitulé «Dialoguer entre ennemis. Nécessités et obstacles à la résolution des conflits armés dans le monde» en mai 2021.

Dans le film, cette dimension est renforcée par la présence de Gerry Adams, le dirigeant irlandais qui a piloté la sortie de la guerre civile en Irlande du Nord, et qui a joué un rôle dans les négociations ayant mené à la fin de la lutte armée en Euzkadi.

L'Hypothèse démocratique active ainsi d'autres niveaux de réflexion, d'autres imaginaires que le seul «problème basque».

Entretiens, archives, cartons informatifs, voix off: apparemment les outils de cinéma sont ici mobilisés de manière très simple. Mais le cinéma est pleinement dans son rôle et dans ses ressources en faisant coexister des temporalités et des échelles différentes, en suscitant des échos entre ces forces de diverses natures, qui concernent des individus, des petits groupes, des collectivités, des acteurs politiques dans de multiples parties du monde.

Karmen Galdeano, fille d'un militant basque tué par les GAL et Rosa Rodero, veuve d'un policier tué par ETA, actrices de terrain du processus de sortie de conflit. | Nour Films

Il le fait grâce à la composition des éléments visuels et sonores collectés, bien sûr, mais aussi grâce à l'attention aux présences physiques des personnes filmées, aux visages, aux gestes, aux lieux où ils se trouvent. À la fois informatif et clairement engagé, le film est d'abord et in fine une proposition sensible, où l'attention aux détails et aux non-dits tient toute sa place.

Il occupe ainsi une place singulière, celle d'une œuvre de cinéma, dans l'ensemble de l'impressionnant dispositif conçu par Thomas Lacoste autour de son sujet, et qui comporte aussi un court-métrage d'intervention, un document destiné aux télévision, et un site web réunissant l'ensemble des archives accumulées.

Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l'émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le samedi de 6h à 7h sur France Culture.

L'Hypothèse démocratique

de Thomas Lacoste

Séances

Durée: 2h20

Sortie le 20 avril 2022

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