Culture

«I Comete» et «Qui à part nous»: deux fois un autre regard de cinéma

Temps de lecture : 10 min

Chronique estivale d'un village corse ou récit au long cours aux côtés d'adolescents espagnols, les films de Pascal Tagnati et Jonas Trueba inventent de nouvelles façons de raconter, à partir de l'attention aux présences et aux moments.

Blagues, défis, sous-entendus... Qui déchiffrera ce qui se joue dans les rencontres sur la place du village de I Comete ou dans les rues avoisinantes? | New Story
Blagues, défis, sous-entendus... Qui déchiffrera ce qui se joue dans les rencontres sur la place du village de I Comete ou dans les rues avoisinantes? | New Story

Singulière abondance de biens parmi les sorties de ce 20 avril. Il ne s'agit pas seulement ici de quantité, phénomène de trop-plein hélas désormais régulier, mais aussi de qualité, avec de nombreux films extrêmement dignes d'intérêt –on reviendra également dans de prochaines critiques sur Les Heures heureuses, Et j'aime à la fureur et L'Hypothèse démocratique.

Mais d'abord deux films tout à fait remarquables, non seulement par ce qu'ils montrent et racontent, mais aussi par la très vive et originale idée de ce qu'est un film, de ce qu'il peut embrasser –le verbe doit s'entendre à son double sens.

Le premier long métrage de Pascal Tagnati et le sixième de Jonas Trueba, fort différents à bien des titres, partagent en effet un pari commun. Chez l'un comme chez l'autre, il s'agit de conter, en donnant à la fonction du conteur toute sa place, l'existence d'une collectivité, en se rendant sensible à une multitudes d'affects, de postures, de manières d'exister physiquement, corporellement, émotionnellement.

Il ne s'agit pas seulement ici de reprendre l'éternelle même si nécessaire remise en cause d'une séparation nette entre fiction et documentaire –les deux films relèvent, de multiples manières, des deux domaines. Il ne s'agit pas non plus seulement d'un récit non-linéaire. Il s'agit de prendre acte d'un déplacement autrement inhabituel: la remise en cause d'un regard unique, centré.

Changer de regard

I Comete et Qui à part nous sont, chacun à sa façon, une critique en acte de ce qui définit, en Occident, les manières de représenter.

«Représenter» s'entend ici au sens de produire des images, mais aussi de comprendre la réalité. Opération essentielle du rapport des humains au monde, défini depuis la Renaissance par la perspective, le point de fuite central, la place assignée du spectateur unique, en miroir de celle du producteur de la représentation.

Le cinéma tout entier est un héritier de cette approche, approche qui pour être archi-dominante n'a rien d'obligatoire, ni d'unique dans les sociétés humaines. Sur les écrans, ce principe de mise en scène passe pour une évidence, alors qu'il n'est qu'une possibilité –avec d'innombrables conséquences.

Il existe pourtant, de loin en loin, des propositions cherchant à rompre avec ce formatage. Les films qui s'y risquent sont souvent labellisés «expérimental», étiquette aussi dissuasive que dépourvue de sens. I Comete et Qui à part nous n'ont aucune raison d'être désignés comme films expérimentaux.

Loin de tout geste de réalisation affichant une radicalité formelle, mais «petits films» risquant de ne guère attirer l'attention (pas de vedettes, des budgets minimes, des histoires du quotidien, guère de ressources promotionnelles…), a fortiori au moment où l'actualité polarise non sans raisons toute l'attention, les réalisations de Tagnati et de Trueba sont pourtant deux propositions passionnantes.

Que les hasards de la distribution fassent qu'ils sortent le même jour devrait inciter à prendre acte à la fois de leur accomplissement à chacun et du signal de renouvellement du langage des films dont ils sont deux traductions remarquables.

«I Comete» de Pascal Tagnati

Une chose est sûre d'emblée, on est en Corse, dans un village. C'est l'été. À part ça…

Voici des enfants qui jouent et se disputent sur un trottoir. Voici deux dames qui reviennent du marché. Voici trois garçons apparemment oisifs, entre blague et drague. Voici un instant dans les champs voisins, avec un paysan qui s'occupe de ses bêtes. Voici quelques jeunes qui retapent une vieille bâtisse. Voici un couple dans une chambre à coucher.

Est-ce un documentaire sur quelques aspects de la vie d'un village corse en été? Mais en ce cas, qui sont ces gens, que signifie leur présence, qu'est-ce qui les relie? Ou est-ce plutôt une façon de «planter le décors», comme on dit, avant que dans ledit décors se déroule l'histoire que le réalisateur entend nous narrer?

Un peu les deux, mais à vrai dire ni l'un ni l'autre. Parce que cela dure. Cela: une succession de séquences aux tonalités diverses, où apparaissent successivement de nombreuses personnes de tous âges, sans liens apparents, dans de multiples lieux du village et de ses abords.

On peut deviner que certains sont des villageois, que certains sont des touristes, et que d'autres sont des gens du cru vivant ailleurs, mais revenus pour les vacances. On peut entrevoir ici une relation amoureuse, là un conflit, ailleurs une question concernant la vie communale.

Des images habitées

Il y aura des chants et des bagarres, un piano et un hélico, une cascade et une procession, des confidences entre amis et des menaces violentes, des insultes, des rires et de la tendresse. Des moments d'exultation et d'autres qui semblent un rêve, ou une folie.

Entre amis au bord de la rivière, aveux et questions décisives pour la vie à vivre. | New Story

Il se passe, à la fois, deux phénomènes dont on ne croirait pas possible la coexistence: on ignore pourquoi cette succession de petites situations quotidiennes nous est montrée, mais chacune est vivante, touchante, intrigante. Chacune est, au sens fort, habitée par ceux qui sont filmés, et par le regard de qui les filme.

Il faudra pratiquement une heure, sur les deux que dure le film, pour que peu à peu, parmi cette multiplicité de personnes et de situations se dessinent des éléments de narration, au-delà de l'instant enregistré.

Peu à peu émergent des échos entre des moments, la retrouvaille de tel ou telle protagoniste suggère ici un drame familial, là une histoire d'amour compliquée, ailleurs une relation historique et politique avec ce qu'on ne verra jamais, et qui s'est joué aussi sur deux continents –en France, et en Afrique.

Il faudra cette expérience vécue du film pour percevoir à quel point il s'agit bien d'une fiction, au sens de composition, même si beaucoup des éléments sont documentaires.

Un paysage immense et composite

On perçoit en effet que beaucoup de celles et ceux que l'on voit habitent bien ce village jamais nommé, et y vivent une existence proche de ce qui en est montré. D'autres sont probablement des acteurs ajoutés pour le film, mais comme pour activer davantage ce qui anime effectivement ces lieux et ceux qui y vivent.

Au détour d'un plan, le mélodrame, la comédie ou l'onirisme surprend le réalisme, non pour s'en éloigner, mais pour le renforcer.

Quand le fantastique attend le documentaire au tournant. | New Story

La manière de procéder de Pascal Tagnati évoque ces tableaux que composait David Hockney (les Joiners, ou panographies) en assemblant des dizaines de photos collées pour donner accès à un paysage qui est à la fois une construction et une autre approche de la réalité que le réalisme automatique des machines.

C'est bien un paysage, immense et très riche de présences, que compose I Comete, précisément en refusant de fondre ses composants dans un dessin unique. Il ne s'agit pas d'un film puzzle, dont les éléments finiraient par proposer une image stable et reconnaissable. Il ne s'agit pas non plus du fameux «motif dans le tapis», signification secrète dissimulée dans le réel qu'un esprit supérieur saurait faire émerger.

Il s'agit de l'invention d'un accès, dynamique et émouvant, à une réalité dont il faut considérer et respecter la complexité. Pas une énigme à résoudre ni un secret à révéler, mais un mystère à éprouver et à partager. Et qui, en restant mystérieux, donne accès à une vérité des êtres.

«Qui à part nous» de Jonas Trueba

Le temps (à la fois la durée du film et celle des événements qu'il évoque) était une dimension décisive d'I Comete, c'est encore beaucoup plus le cas pour Qui à part nous. Il faut cette fois trois heures quarante (en comptant les deux intermèdes de cinq minutes) au réalisateur d'Eva en août pour déployer ce récit aux multiples centres et aux trajectoires si diverses.

Le film accompagne sur plusieurs années, de 2016 à 2021 (avec une coupure due au Covid-19) des moments, individuels ou en groupe, dans la vie d'un grand nombre d'adolescents madrilènes.

Certains seront présents à l'écran seulement quelques minutes, d'autres occupent davantage le cours de ce voyage à travers les mois d'une transformation marquée par le temps scolaire, les amours, les disputes, les rapports avec les parents, un mouvement lycéen contre une tentative de semi-privatisation du secondaire par le gouvernement, une sortie de la classe en Andalousie, un concert en plein air. Et la pandémie.

Une demi-douzaine de lycéennes et lycéens sont les plus souvent visibles, et parmi eux celle qui se prénomme Candela tient un rôle repère. Elle était l'une des principales interprètes d'un précédent film de Trueba, La Reconquista, avec un des garçons qui apparaît souvent lui aussi dans le nouveau film, Pablo.

Candela et Pablo, personnages venus d'un autre film, et qui participent, comme tous les autres, à la mise en scène autant qu'ils en sont l'objet. | Arizona Distribution

Ce qui arrive à Candela n'est pas le fil conducteur d'un récit qui, même de manière chorale, s'organiserait autour d'elle. Toute la finesse de l'approche de Jonas Trueba tient au caractère organique de la circulation entre des protagonistes, et des situations, qui s'appellent et se font écho.

Le film s'ouvre par une discussion collective sur Zoom. Le réalisateur, parlant avec ses jeunes acteurs confinés, leur annonce qu'il a fini le montage de ce film-fleuve. Il leur rappelle alors que tout a commencé avec une chanson.

Cette chanson, Quién lo impide, on l'entend dans le film, lors d'une scène de solitude de Candela, solitude sans tristesse mais ouverte sur des possibles, ces possibles que suggère un très gros plan sur son visage regardé comme un paysage inconnu, même d'elle-même.

Sous le titre Quién lo impide, qui est aussi celui du film en espagnol, et qui signifie «qui t'en empêche?», se murmure l'incitation à y aller voir, à écouter et à agir. Ce que ne cesse de faire ce long métrage, grâce à ses scènes captées au vif comme à celles construites de toutes pièces, grâce aux images à fleur de peau comme aux portraits de groupe.

Le premier film de Jonas Trueba, en 2010, s'intitulait Toutes les chansons parlent de moi. Le film Qui à part nous parle bien sûr non seulement de lui, qui le fait, mais de moi, qui le regarde et ai encore bien moins en commun, apparemment, avec des ados espagnols.

Des personnes qui sont aussi des personnages, et dont les actes, les manières d'être et de bouger engendrent le récit et la façon de la raconter. | Arizona Distribution

Beaucoup de ce qu'on les voit faire n'est pas enregistré sur le vif, mais a nécessairement dû être soit prévu, soit rejoué pour la caméra. Cela n'en fait pas de la fiction (si on croit que «fiction» veut dire inventé), mais une autre façon de documenter des rapports entre les êtres, avec leur environnement, avec la ville, avec les parents, avec leur corps, etc.

Le tournage, une mise en scène parmi d'autres

Exemplaires sont à cet égard les séquences montrant des séances de conciliation face à un conflit entre élèves du même lycée, séances menées par d'autres élèves. Elles sont à la fois réalistes (au sens où les scènes renvoient à de véritables expériences vécues) et pourtant produites par une dramaturgie, une «mise en scène» qui en l'occurrence n'est pas celle du réalisateur mais de l'institution scolaire.

La façon dont le cinéaste accompagne, individuellement ou par petits groupes, exceptionnellement tous ensemble, les protagonistes qu'il a choisi de filmer, permet justement d'établir cette continuité entre sa mise en scène, en tant que réalisateur, et les multiples autres mises en scènes qui composent la réalité de l'existence de tout un chacun.

Là se jouent, sur un mode très sensible, très immédiat, des espoirs, des colères, des émerveillements, des frayeurs, des découvertes, heureuses ou pas. Qui à part nous, film écheveau, est l'invention de ces multiples interférences, de ces innombrables circulations, advenues ou potentielles.

Nul doute que la naissance de l'idylle entre Candela et le jeune homme venu la rejoindre dans un village de campagne, et leur escapade traversant une frontière qui n'est pas seulement celle entre l'Espagne et le Portugal, ne soit «fabriquée». Et c'est d'une rigoureuse exactitude des sentiments, en harmonie avec les personnes singulières qui l'expérimentent.

Cinq ans après le début du tournage, neuf des personnages retrouvent le réalisateur sur Zoom, qui leur annonce que le film a enfin trouvé sa forme complète. | Arizona Distribution

On pourrait ainsi multiplier les exemples, un des plus remarquables concernant la façon dont les adultes, parents et professeurs, sont laissés hors champ, ou, rarement, au bord cadre, sans en faire une affaire –ni d'hostilité ou d'incommunicabilité, ni de relations à forcément assumer ou valoriser.

Sous le signe de l'horizontalité

Qui à part nous évoque l'idée d'horizontalité –vocable désormais en vogue dans le monde politique, ce qui résonne implicitement dans un film qui ne se termine pas pour rien avec les premières élections auxquelles peuvent participer celles et ceux que nous avons vus.

Cette horizontalité, dont participent celui qui filme et sa caméra, mais aussi celui qui fait le montage (toujours Trueba), permet là aussi que se déploie une multiplicité d'angles, de distances, une compositions de points de vue qui sont ceux des personnes filmées, même si agencés par celui qui les filme.

Et c'est bien cette conception du film qui lui permet de se charger, au sens d'accumulateurs électriques, des énergies et des émotions qui traversent les êtres que nous voyons, et qui sont à la fois des personnes et des personnages.

Qui à part nous devient ainsi un réseau de récits, réseau potentiellement infini, bien au-delà de ses protagonistes principaux, ou même de l'ensemble de ceux qui sont apparus à l'écran.

Le «nous» du titre en français est dès lors légitime. Il pointe le caractère collectif du film, mais désigne aussi des jeunes gens d'aujourd'hui de manière beaucoup plus vaste, et à certains égards des formes de vie humaine très largement partageables.

Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l'émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le samedi de 6h à 7h sur France Culture.

I Comete

de Pascal Tagnati, avec Jean-Christophe Folly, Pascal Tagnati, Apollonia Bronchain Orsoni, Cédric Appietto, Davia Benedetti, Jeremy Alberti

Séances

Durée: 2h07

Sortie le 20 avril 2022

Qui à part nous

de Jonas Trueba, avec Candela Recio, Pablo Hoyos, Silvio Aguilar, Rony-Michelle Pinzaru, Pablo Gavira, Claudia Navarro

Séances

Durée: 3h40

Sortie: 20 avril 2022

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