Les concepts de glasnost («ouverture, transparence»), et de perestroïka («reconstruction») ont été rendus célèbres en 1985, avec la tentative par Mikhaïl Gorbatchev d'ouvrir une Union soviétique en déclin à certaines lubies occidentales avec, par exemple, le fait de ne pas organiser de procès secrets des dissidents politiques. Cependant, l'usage moderne du mot glasnost remonte au moins au milieu des années 1960. Alors que, pour protester contre la guerre du Vietnam, de jeunes Américains brûlaient leurs cartes de conscription, de courageux Soviétiques s'opposaient eux aussi au pouvoir en place et risquaient leur vie en descendant dans la rue pour manifester contre ces procès secrets.
La prise de conscience des intérêts partagés par les populations des deux États rivaux commença à se répandre. Durant ces années, qui comptaient sans doute parmi les plus explosives de la Guerre froide, plusieurs petits moments participèrent à cette «humanisation» des habitants de l'Union soviétique aux yeux des Américains, les incitant à calmer leur soif de sang à l'égard de ce que Ronald Reagan allait plus tard appeler «l'Empire du Mal».
L'un de ces moments se produisit en 1972, lorsqu'une pétillante jeune fille de 17 ans avec un sourire un peu de travers, des couettes tenues par des lacets et la capacité stupéfiante de toucher sa tête avec ses fesses fit son apparition aux Jeux olympiques de Munich.
On attribue souvent à Olga Korbut le mérite d'avoir inauguré une nouvelle ère de difficultés acrobatiques dans le monde de la gymnastique, ouvrant la voie à Nadia Comăneci et à tous les grands athlètes qui les ont suivies. En devenant «The Darling of Munich» («la coqueluche de Munich»), elle apporta une renommée mondiale à une discipline auparavant considérée comme un sport de niche. L'adolescente de 1m50, qui avait été la première à réaliser un salto arrière à la poutre (et une sortie arrière aux barres asymétriques aujourd'hui interdite car trop dangereuse), avait à jamais changé la gymnastique. Et en dehors des salles de sport, elle avait accompli ce que des décennies de diplomatie n'étaient pas parvenues à faire: toucher le cœur, en pleine Guerre froide, des adultes occidentaux, dont les filles se mirent à se faire des couettes attachées avec des lacets et à s'inscrire en masse aux cours de gymnastique.
Du neuf avec du vieux
Des débuts de la gymnastique, dans les années 1950, à la chute du rideau de fer, et même après, avec la victoire de «l'équipe unifiée» aux Jeux olympiques de Barcelone en 1992, l'URSS a toujours été le géant indétrônable de la discipline. Lorsque j'étais jeune gymnaste, à la fin des années 1980, je tapissais les murs de ma chambre non pas avec les posters de stars américaines comme Brandy Johnson ou Phoebe Mills, mais avec ceux du «cygne biélorusse», la reine toute-puissante de l'avant-garde, Svetlana Boginskaya. À l'entraînement, nos coachs ne nous disaient pas de prendre exemple sur Mary Lou Retton, la gymnaste la plus brillante qui ait jamais vu le jour aux États-Unis. Non. On nous répétait, encore et encore, de faire en sorte que le positionnement de nos bras et nos lignes de jambes aient l'air plus soviétiques. Cela voulait dire plus précis, plus gracieux –ceux des meilleures du monde. Et qu'importe ce que pouvaient penser nos parents de leurs gouvernements, elles n'étaient les ennemies de personne.
Aujourd'hui, en raison des atrocités que Vladimir Poutine est en train de commettre en Ukraine, le sport qui a permis d'humaniser ses prédécesseurs est au bord d'un effondrement sans pareil au niveau international –un schisme qui pourrait priver une génération entière de la possibilité de voir les meilleurs gymnastes du monde. On refait du neuf avec du vieux: il n'y a plus de McDonald à Moscou et il n'y aura pas de championnats du monde ni de Jeux olympiques correctement disputés dans un futur proche.
Le 5 mars dernier, soit le dixième jour de l'invasion russe en Ukraine, la Fédération Internationale de Gymnastique (FIG) a enfin fait que ce les athlètes, les coachs et les fans du monde entier (moi comprise, pour ce que cela vaut) demandaient depuis des semaines: interdire aux gymnastes, aux juges et aux coachs russes de participer aux compétitions internationales, pour une période indéfinie. Et si «pour une période indéfinie» implique qu'il reste possible que la Russie puisse à nouveau participer, imaginons, aux Jeux olympiques de Paris en 2024… il est actuellement très difficile d'imaginer que cela puisse vraiment arriver (dans n'importe quel sport, à vrai dire) sans susciter l'indignation du monde entier.
La provocation de Kuliak
La grande majorité des personnes qui connaissent la gymnastique (parmi lesquelles, une fois encore, j'ai la vanité de me compter) vous diront que cette interdiction était attendue depuis longtemps et que, en permettant tout de même au «comité olympique russe» de participer, les pseudo-interdictions de la Russie aux Jeux olympiques de Tokyo et de Pékin n'avaient été qu'une remontrance de forme par rapport aux années de corruption et de dopage flagrants dont s'était rendu coupable le pays (soit dit en passant, ce dopage a été très peu documenté dans le monde de la gymnastique, mais c'est sans doute parce qu'on n'a pas encore inventé de produit dopant qui puisse améliorer les performances des gymnastes sans les rendre nerveux ou leur faire prendre du poids, deux critères délétères dans notre sport).
Certains fans diront qu'il était, de toute façon, déjà trop tard. L'interdiction a été prononcée au beau milieu de la Coupe du monde de Doha, au Qatar, à laquelle la «Fédération russe de gymnastique» participait déjà. C'est durant cette compétition que le médaillé de bronze russe en barres parallèles Ivan Kuliak a choqué le monde en arborant un «Z» pro-Poutine sur sa combinaison pour monter sur le podium à côté d'Illia Kovtun, le jeune athlète ukrainien qui venait de le battre. Et si beaucoup de Russes ne soutiennent pas cette invasion perpétrée en leur nom (en tant qu'Américaine, je sais un peu ce que cela fait), d'autres gymnastes russes très en vue se sont joints à la provocation de Kuliak, notamment la septuple médaillée olympique (et partisane déclarée de Poutine) Svetlana Khorkina, qui a posté le même «Z» sur Instagram avec cette légende: «Une campagne pour ceux qui n'ont pas honte d'être Russes.»
C'est une interdiction on ne peut plus justifiée. Mais, comme cela a été le cas avec les boycotts des Jeux olympiques de Moscou et de Los Angeles dans les années 1980, elle aura un effet dévastateur sur le sport qui a autrefois contribué de manière significative au dégel des relations entre la Russie et le monde occidental. Les gymnastes de la délégation russe, quel que soit le nom qu'elle soit autorisée à se donner, présentent encore aujourd'hui le programme le plus impressionnant du monde, après avoir remporté la médaille d'or à Tokyo l'année dernière.
Bien entendu, si Simone Biles avait été en mesure de participer aux quatre épreuves, il n'est pas exclu que la Russie aurait peut-être dû se contenter de la médaille d'argent –mais il est également très possible, étant donné la seconde place (classement autrefois impensable) des Américaines après les qualifications, que les athlètes du «comité olympique russe» aient remporté l'or même sans la défection de Biles. Et ce n'est pas parce que le programme américain (ou le programme chinois, ou le programme britannique) n'était pas bon. C'est parce qu'une équipe nationale qui se compose de la championne du monde en titre Angelina Melnikova et des médaillées d'or olympiques Viktoria Listunova, Vladislava Urazova et Lilia Akhaimova est tout simplement meilleure que n'importe quelle autre équipe à l'heure actuelle. Ou plutôt, elle l'était.
Revirement politique
Aussi difficile soit-il d'être en empathie avec la conscience nationaliste russe en ce moment, il est intéressant de se demander comment cette interdiction affectera ces gymnastes, qui ne sont encore, pour la plupart, que des enfants, et de réfléchir à la dernière fois qu'une guerre injustifiée a perturbé une équipe russe dominante, il y a quarante ans de cela.
Avant les Jeux olympiques de Séoul, en 1988 (durant lesquels la jeune Yelena Shushunova a virevolté dans tous les sens pour décrocher l'or au concours général), je n'avais jamais vu l'élite soviétique en action lors de la plus grande manifestation sportive du monde. Cela s'explique par le fait que c'était la première fois au cours de ma vie que des Jeux olympiques complets avaient lieu. Avant cela, les États-Unis avaient été à l'origine d'un boycott des Jeux olympiques de 1980 à Moscou, qu'une grande partie du monde avait suivi, pour protester contre l'invasion de l'Afghanistan par l'URSS. Cet épisode avait été suivi par ce qui avait été considéré en Occident comme un «contre-boycott», lancé par les Soviétiques, du spectacle orgiaque qu'avaient été les Jeux de 1984 à Los Angeles. (Devant la «Rhapsody in Blue», jouée simultanément par quatre-vingt-quatre pianos à queue lors de la cérémonie d'ouverture, mon père avait laissé échapper un tonitruant «Oh, mon Dieu».) Ce boycott bien moins suivi et la réussite des Jeux olympiques de Los Angeles contribuèrent peut-être au revirement politique ensuite engagé en 1985 par Gorbatchev, avec la perestroïka et la glasnost.
Les Jeux de 1980 n'ont pratiquement pas été couverts par la télévision américaine. C'était essentiellement une compétition privée entre pays du bloc de l'Est, et les médaillées en gymnastique –notamment Yelena Davydova et Natalia Chapochnikova– n'ont jamais acquis la notoriété internationale qu'elles auraient méritée précisément parce qu'elles ne sont pas apparues sur les postes de télévision de l'Ouest. Quant aux Jeux de 1984… disons tout simplement que si les gymnastes soviétiques avaient concouru aux mêmes épreuves que Mary Lou Retton, elle ne se serait pas tenue à plusieurs reprises sur les marches du podium. C'est en raison de ces absences, ainsi que des risques qu'ont les gymnastes de se blesser gravement et (jusqu'à récemment) de la tendance qu'a ce sport à préférer les adolescents, que plusieurs générations de grands gymnastes n'ont jamais vraiment eu l'occasion de participer à une compétition d'envergure vraiment internationale. En 1988, à l'apogée supposé de la glasnost, cette situation était censée prendre fin pour de bon.
C'était sans compter, malheureusement, sur l'apparition d'un certain Vladimir Poutine. Si le boycott de 1980 était justifié, il en est de même pour l'interdiction de 2022. Mais les conséquences pour les gymnastes russes ne doivent pas être négligées.
Des icônes culturelle
Tout comme Yelena Davydova et Natalia Chapochnikova il y a quarante ans, l'héritage de Melnikova, Listunova, Urazova et Akhaimova (et de celui de leurs collègues masculins) est désormais en danger. Là encore, il est intéressant de noter que plusieurs de ces jeunes athlètes ne sont encore que des adolescents, et que les hommes et femmes russes ont fait preuve d'une véritable camaraderie envers leurs concurrents à Tokyo. Il semblait alors possible que des enfants américains puissent grandir en admirant l'athlétisme et la grâce de Melnikova. Et aspirent à l'imiter.
Olga Korbut et Nadia Comăneci sont devenues des célébrités mondiales et des légendes auprès de bien d'autres personnes que les grands amateurs de ce sport: elles sont devenues des icônes culturelles et des sources d'inspiration pour les gymnastes en herbe du monde entier, en particulier en Occident. Mais en raison de l'expansionnisme sanglant du Kremlin, il semble quasiment certain que les jeunes athlètes d'aujourd'hui, qui viennent à peine de se placer parmi les meilleurs au monde, seront bien en peine de connaître un succès similaire.
Même si certains de ces jeunes, à l'instar de Kuliak, soutiennent personnellement les atrocités de Poutine (ils sont, il faut dire, abreuvés par une propagande incessante et incontournable), le président russe a engagé leurs vies sur une voie beaucoup plus sombre. À cet égard, la gymnastique n'a rien de spécial: la guerre menée par Poutine a déjà détruit énormément de choses et la dévastation va sûrement aller crescendo. Mais quand je repense que les murs de ma chambre étaient ornés de posters d'une star soviétique, je ressens toujours comme un immense sentiment de perte pour le sport dans son ensemble, pour les gymnastes de l'Est et de l'Ouest, et pour le monde légèrement plus fraternel qu'Olga Korbut avait rendu possible, ne serait-ce que pour une minute.