Le jeudi 24 mars, le chef de la protection chimique et biologique des forces armées russes, Igor Kirillov, a accusé Hunter Biden, le fils du président des États-Unis, d'être impliqué dans le financement d'un programme militaire biologique en Ukraine. Bien que le ministère de la Défense russe n'ait donné aucune preuve de l'existence de ces laboratoires d'armes biologiques, la rumeur a été reprise le soir même par Tucker Carlson, le journaliste qui anime l'émission d'informations la plus regardée aux États-Unis.
«Apparemment, un fonds de capital-investissement dirigé par Hunter Biden a financé des recherches sur des pathogènes dans ces laboratoires biologiques», a expliqué le présentateur. Comme souvent, il dit ensuite que les détails ne sont pas clairs mais qu'il est «légitime de poser des questions».
Il est difficile de cerner l'origine exacte de ce genre de théories du complot, qui naissent sur les réseaux sociaux et sont ensuite reprises par la Russie et la droite trumpiste, explique Matt Gertz, un chercheur qui analyse la désinformation conservatrice pour l'organisation Media Matters.
«Les propagandistes russes et certains présentateurs de Fox News ont des intérêts similaires, des obsessions similaires Ils pataugent dans le même bourbier complotiste. La mention de Hunter Biden à la télé russe montre que les propagandistes russes savent quel genre d'histoire plaît aux complotistes américains.»
Point de vue «alternatif»
La synergie entre Fox News et les organes de communication du gouvernement russe est telle que des extraits d'émissions de la chaîne conservatrice américaine se retrouvent régulièrement à la télé russe.
«Pendant ce temps à la télé russe: encore des extraits de Tucker Carlson. Ça ne s'arrête pas car il continue d'avancer un argumentaire quasiment identique à celui qu'ils défendent», résume la journaliste Julia Davis, qui analyse la propagande russe pour le site The Daily Beast.
Meanwhile on Russian state TV: more clips of Tucker Carlson. It never stops, because he continually delivers the talking points that are virtually indistinguishable from their own.#TuckyoRose pic.twitter.com/sPJ2gQtGeR
— Julia Davis (@JuliaDavisNews) March 22, 2022
Une description confirmée par la présentatrice russe Olga Skabeeva, qui a récemment cité Tucker Carlson dans son émission, disant que «de plus en plus souvent, ses intérêts correspondent aux nôtres», et par le ministre des Affaires étrangères Sergeï Lavrov qui a critiqué le manque d'indépendance des «médias occidentaux», avec une exception: «En ce qui concerne les États-Unis, seule Fox News essaye de présenter un point de vue alternatif.»
Ce point de vue «alternatif» loué par Moscou consiste à passer plus de temps à critiquer le gouvernement ukrainien qu'à recenser les décès des civils ukrainiens sous les bombes russes. C'est à peu près ce que font des présentateurs comme Tucker Carlson ou Laura Ingraham sur Fox News.
«Leur angle est que Biden en fait trop sur l'Ukraine, que les États-Unis ne doivent pas s'impliquer dans ce conflit, qui n'est qu'une réaction légitime de Poutine pour défendre les intérêts de sécurité nationale de son pays, résume Matt Gertz. L'émission de Tucker Carlson a tendance à discréditer la cause ukrainienne, à dire que ce pays est une tyrannie, une dictature. Le sous-entendu étant: “pourquoi soutenir l'Ukraine plutôt que la Russie?”.»
Rejet du néolibéralisme
Les journalistes et élus américains qui cherchent constamment des excuses à la Russie ont en commun de dénoncer ce qu'ils décrivent comme les «élites globalistes libérales». Aux critiques de l'autoritarisme russe, ils répondent que Facebook et Twitter censurent aussi, citant le cas de Donald Trump. Cette critique de l'«hypocrisie» américaine plaît beaucoup aux propagandistes russes, dont le but est de souligner les zones d'ombre de l'Occident, qu'elles soient réelles, exagérées ou complètement inventées.
Au nationalisme jugé légitime de Poutine, les conservateurs pro-russes opposent un néolibéralisme sans frontières et sans valeurs, celui de Biden, de l'Union européenne et de Volodymyr Zelensky, un rejet du néolibéralisme qui correspond à l'idéologie du national conservatisme, un nouveau courant intellectuel de droite qui a pris son essor depuis l'élection de Donald Trump.
La rhétorique pro-russe est aussi adoptée par certaines personnalités issues de la gauche, comme le journaliste Glenn Greenwald ou l'ancienne élue démocrate Tulsi Gabbard, qui sont régulièrement invités sur Fox News, où ils ont tendance à minimiser les exactions russes en redirigeant la conversation vers les défauts de l'Occident. Liz Wahl, une journaliste américaine qui a démissionné de la chaîne russe RT après l'invasion de la Crimée en 2014, résumait ainsi cette dynamique dans le Daily Beast:
«Il y a des tentatives de changer le sujet pour décharger Poutine de sa responsabilité en demandant: “Et l'Irak ? Et l'Afghanistan?" Ce genre de discours a une forte valeur de propagande car il y a un élément de vérité: que les États-Unis ne sont pas irréprochables.»
Une sympathie de longue date
Dans l'ensemble, Fox News n'a malgré tout pas de ligne éditoriale cohérente sur la question russe. Comme le Parti républicain lui-même, les médias conservateurs sont divisés entre interventionnisme et isolationnisme. D'autres journalistes de Fox News accusent Biden d'être trop faible et de ne pas assez armer l'Ukraine.
C'est d'ailleurs la position majoritaire du Parti républicain, même si au Congrès, une poignée de députés trumpistes élus en 2020 préfèrent critiquer l'Ukraine, comme Marjorie Taylor Greene, représentante de Géorgie, qui a accusé l'Ukraine d'avoir «provoqué l'ours russe» et Madison Catwhorn de Caroline du Nord, qui a dit début mars que le gouvernement ukrainien était «incroyablement corrompu» et qu'il «promouvait les idéologies woke».
Sur Fox News, la sympathie pour Poutine n'est pas un phénomène nouveau. Matt Gertz l'observe au moins depuis 2010, lorsque des conservateurs américains voyaient en Poutine le leader masculin fort idéal (torse nu à cheval) en opposition à Barack Obama, considéré comme faible et efféminé.
«Poutine présente l'Occident comme décadent, et il a fait adopter plusieurs lois de répression contre les personnes LGBT. Une partie des conservateurs américains admirent cela, ils trouvent que Poutine défend les chrétiens et la morale traditionnelle alors que les leaders occidentaux ne le font pas», explique Matt Gertz.
Ces affinités idéologiques restent présentes aujourd'hui dans les discours de Vladimir Poutine, qui a récemment dénoncé la «cancel culture» et ce qu'il appelle les «libertés de genre».
«Nous sommes dans cette étrange période où les discours de Vladimir Poutine ressemblent à des monologues qu'on entendrait sur Fox News. Il y a de nombreux points communs entre ce dont il se plaint et ce que disent les présentateurs des émissions du soir sur Fox News», conclut Matt Gertz.