Signé Marie-Dominique Arrighi, un ouvrage sans précédent réunit Internet et Gutenberg: K, histoires de crabe. Journal d'une nouvelle aventure cancérologique. C'est le titre d'un tout récent livre; livre doublement atypique. D'abord parce que cet ouvrage passionnant/émouvant est issu d'un blog. Ensuite parce qu'il renouvelle totalement le genre, trop souvent larmoyant et égocentrique, du «témoignage» d'un malade sur sa maladie. Ce livre est signé de la journaliste Marie-Dominique Arrighi (qui a travaillé à France-Culture puis à Libération). L'entreprise commence en juin 2009 avec l'annonce d'une récidive de cancer du sein. Elle s'achève moins d'un an plus tard dans une unité de soins palliatifs de l'hôpital des Diaconesses. Neuf mois de textes envoyés –quand la chose était possible– depuis Paris, la Corse et des différents services de l'hôpital Saint-Louis. Soit 151 posts qui seront lus par des milliers d'internautes «aimantés». Avec 12.000 commentaires dans leur sillage. Et ces posts réunis viennent de devenir livre.
Au cœur du propos, bien évidemment, le cancer, «son» cancer. C'est dire que l'on pouvait craindre le pire: l'omniprésence surexposée du mal, la mise en scène écrite de la souffrance et le voyeurisme, sinon la perversité, qu'elle peut nourrir via la Toile. Or, c'est précisément l'inverse. La démonstration que le blog peut aussi, parfois, être littérature; que l'ivresse de l'immédiateté n'est pas incompatible avec la nécessaire décantation des mots. La récidive du cancer du sein est certes ici omniprésente mais elle est aussi, oserait-on écrire, une forme de prétexte. Prétexte à raconter les soins, les soignants, l'envers et l'endroit de la vie, les souffrances du corps et les plaisirs de la table, la saveur infinie des mots. Ecrire pour, comme toujours, parler de soi au travers des autres. Ecrire pour faire sourire le lecteur, mieux lutter contre la solitude et la mort. Ecrire, ici, pour être lu par la grande communauté des soignants, des soignés et de leurs proches; sans parler de tous les autres...
«Un blog pour tenir debout», écrit, en conclusion de l'ouvrage, son amie Odile Benyahia-Kouider. Tous ceux qui croient dans les vertus thérapeutiques de l'écriture n'en douteront pas. Les lecteurs en seront vite convaincus. Mais le blog et les échanges qu'il autorise ne sauraient suffire à tenir «debout» face à la mort pressentie, puis annoncée. Le blog n'est qu'un outil; le partage immédiat des mots peut vite se révéler un triste leurre. Blog ou plume, stylo ou clavier, il faut bien autre chose pour durer. Chez Marie-Dominique Arrighi, cette «autre chose» c'est —comme toujours chez les grands– une petite musique entendue de très loin et qui demeure ensuite longtemps bien présente entre nos deux tympans.
Cette musique semble naître de la distance doublement paradoxale qu'elle met entre elle et son mal, entre elle et son corps. Omniprésente et comme étrangère. Une affaire d'écriture qui n'est pas sans renvoyer à «l'angle» comme on dit dans les écoles de journalisme. Et le blog n'interdit pas plus l'angle qu'Internet le style. On peut le dire autrement, comme le fait Marie-Dominique Arrighi dans son titre: transformer ce cancer (son évolution et la lutte acharnée menée contre lui) en une aventure en abyme, vécue et écrite. Affaire bien délicate. Résultat plus que surprenant. Des spécialistes de divers bords nous dirons un jour prochain si un tel livre aurait pu ou non trouver sa musique sans le blog; mais ceci est une autre histoire.
Les mots triturés
Amoureuse obsessionnelle des mots, la blogueuse s'empare de ceux qu'elle découvre, omniprésents dans le jargon médical cancérologique. Des ganglions «métastasés» sont-ils différents de ganglions «métastatiques»? Et quelles véritables différences, pour la chimio, entre l'Herceptin, «pseudo médicament miracle anti rechute» et le Taxotère qui fut sa «bête noire»? Le 19 juillet, nous sommes en Corse, sur tous les fronts: ceux de «la clope» (sevrage en cours), du «curage axillaire», du «crabe», des «gourmets» et des «fourmis» qui cette année-là prospèrent dans l'île en colonnes serrées.
Trois jours plus tard, lecture de Mars de Fritz Zorn, et cet extrait: «Je crois que le cancer est une maladie de l'âme qui fait qu'un homme qui dévore tout son chagrin est dévoré lui-même, au bout d'un certain temps, par ce chagrin qui est en lui.» La blogueuse, en écho: «(...) me suis dit qu'il faudrait vraiment que j'appelle le centre Psychisme et Cancer pour prendre rendez-vous, ne l'ai pas fait, ai entendu le glas.» Peu de temps auparavant, au décours d'une insomnie: «Je crois que c'est la perspective de la chimiothérapie qui me troue le sommeil et le livre à une activité onirique intense dont je vous fait grâce. Sachez cependant que j'ai notamment rêvé de Christine Ockrent et de Bernard Kouchner! Je ne les connais pas, ils étaient odieux, suffisamment pour me réveiller, avec leur arrogance.»
Ceci n'interdit nullement de traiter de sujets également importants; à commencer cette révélation: le saucisson d'âne n'existe pas en Corse. D'abord parce que les Corses n'ont jamais bouffé leurs ânes. Ensuite parce que les ânes se font désormais rares dans l'île. La vérité est que «quelques gros malins, pas rongés par les scrupules» fabriquent ce saucisson dans l'île à partir de carcasses provenant d'Amérique du Sud dans le seul but d'attraper des couillons de touristes. Autre révélation: le trop fameux figatellu qui se vend (l'été!) au kilomètre dans les supermarchés insulaires n'est que le fruit de porcs venus de l'Europe de l'Est. En prime, à l'occasion d'un dîner «corso-ashkénase» où elle sera la seule goy, la recette d'un plat plus méditerranéen que corse pastèque épépinée, feta et graines de courge; sans oublier huile d'olive, jus de citron vert et poivre. Pas de sel, celui de la feta suffisant amplement. Chaud-froid, croquant-moelleux, sucré salé.
Chères digressions
Avant la Noël, hôpital Saint-Louis, à Paris. La blogueuse métastasée échange avec son «crabologue» sur l'étymologie d'«amphigourique» (qu'elle ignorait), l'origine de «reblochon», le sens de «sycophante», l'accord du participe passé avec «le peu de...», ou encore le fait de savoir si le subjonctif s'impose après des verbes comme «espérer» et «souhaiter»... Emotion de quelques commentateurs qui ne comprennent plus. Nouveau et passionnant billet: «De l'intérêt des digressions» qui s'achève ainsi: «Monsieur mon crabologue est lui aussi un être humain.»
«Rebelote, avait écrit Marie-Dominique Arrighi en ouverture. Un nouveau cancer. Petit. En fait, pas si petit que ça: il y a des métastases dans les os, dans le poumon, dans le foie. Et puis, plus critique, voilà que sont apparues (...) des métastases cérébrales. Ce K2 surgit près de quatre ans après le premier qui m'a valu de tourner amazone puis d'être reconstruite. Je vais essayer de raconter au jour le jour cette nouvelle expérience (...). Sourire aussi. Ça m'occupera. Question 1: est-ce que mon nouveau cancer a un sens? Finalement je pense que oui. Question 2: est-ce que ce blog sera ludique? J'essaierai, mais ce n'est pas garanti à cent pour cent.»
Quatre cents pages plus tard, le billet daté du 18 février est intitulé «Des Diaconesses». La journaliste le dicte par téléphone, comme on le faisait jadis, à un sténographe. Il se termine ainsi: «(...) C'est au premier étage d'une unité de soins palliatifs, mais je ne suis pas encore morte. Et tenais à vous le dire, haut et fort.»
Jean-Yves Nau
Photo: Horseshoe Crab (Design by Michael LaFosse) / Origamiancy via Flickr License CC by