La digue a rompu. L'extrême droite entre dans un gouvernement pour la première fois en Espagne, en coalition avec la droite classique, à la tête de la communauté autonome de Castille-et-León. Annoncé le 10 mars dernier, l'événement marque un précédent qui inquiète en Europe, bien au-delà des Pyrénées. Car le chemin qui a mené la droite à cette alliance chez nos voisins ressemble fort à celui qu'empruntent d'autres membres de sa famille politique dans l'Union européenne (UE).
«C'est une triste surprise [...]. J'espère que c'est juste un accident, pas une tendance dans la politique espagnole», regrettait le lendemain le Polonais Donald Tusk, président du Parti populaire européen, maison commune de la droite classique dans l'UE. Une surprise?
L'alliance ratée
Dans la communauté autonome (équivalent de région, avec plus de pouvoir) de Castille-et-León, les élections anticipées du 13 février dernier avaient donné une majorité trop courte au Parti populaire (PP, de droite) pour former un gouvernement. 31 sièges au parlement local sur 81. Le parti d'extrême droite Vox, pour sa part, avait enregistré un résultat spectaculaire, passant de 1 à 13 élus. Seul un accord avec le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE, de gauche) arrivé deuxième à l'élection, aurait permis à un gouvernement du PP de faire voter son investiture sans avoir besoin des voix de l'extrême droite… Les négociations avec les socialistes ont été rompues en à peine un quart d'heure.
Ce dénouement était prévisible. «C'est le PP lui-même qui a rendu cette situation possible, en n'établissant pas de limites définissant clairement où était Vox, où était le PP», juge Jaime Ferri Durá, professeur de sciences politiques et de sociologie de l'université Complutense de Madrid. En décembre 2018, le premier grand succès électoral de la jeune formation d'extrême droite, en Andalousie, avait donné le ton de l'attitude que tiendrait le PP face à elle. Ambiguë. Dans cette région tenue par les socialistes depuis le retour de la démocratie en Espagne, le PSOE avait remporté une majorité trop courte pour gouverner.
De leur côté, le parti libéral Ciudadanos (Cs) et la droite classique ne pouvaient pas non plus former un gouvernement. À moins de s'appuyer sur les 12 sièges remportés par Vox. Pour dépasser les réticences de Cs à se montrer dans une coalition avec un parti d'extrême droite, le PP et les libéraux ont formé un gouvernement auquel Vox apporterait ses voix pour constituer une majorité au parlement local. Mais sans en faire partie. Une formule appliquée partout où c'était possible depuis, comme à la tête de la communauté autonome de Madrid en 2019. Avec la bénédiction, voire les encouragements, de celui qui venait de prendre la direction du grand parti historique de droite en Espagne, Pablo Casado.
Déchirée entre son âme autoritaire et son âme libérale
L'idée qu'un bloc de droite pourrait gouverner partout où «les populaires», Ciudadanos et Vox formeraient une majorité s'est rapidement installée. Selon un sondage réalisé dans toute l'Espagne, peu avant les élections du 13 février dernier, plus de 71% des électeurs du PP considèrent que «Vox doit être traité comme un parti comme les autres», contre 42% pour l'ensemble des Espagnols, moins de 28% chez ceux qui votent socialiste, et de 17% pour ceux qui s'identifient à la formation de gauche radicale Unidas Podemos.
«Cela n'échappe à personne que les électeurs de Vox viennent, dans leur majorité, du Parti populaire.»
De plus, «pour ne pas voir de votes partir vers Vox, le discours de Pablo Casado s'est beaucoup rapproché de celui de Vox», explique le professeur de sciences politiques et de sociologie. Le leader de la droite classique a aussi fait quelques tentatives remarquées pour se différencier. «Voyant cela, les électeurs séduits par ce discours sont allés à Vox», note Ferri Durá.
C'est bien la clef du problème. «Cela n'échappe à personne que les électeurs de Vox viennent, dans leur majorité, du Parti populaire», rappelle Isabel Díaz Ayuso, présidente de la communauté autonome de Madrid, certainement la figure la plus influente dans le parti aujourd'hui, après le nouveau leader de la formation, Alberto Nuñez Feijóo.
Jaime Ferri Durá pose l'équation en ces termes: «Le PP a deux âmes. L'une plus autoritaire, héritée du franquisme. L'autre plus démocratique, libérale, formée par des démocrates chrétiens. Ces deux âmes cohabitent en situation d'intérêts communs.» Mais l'arrivée de Vox perturbe cet équilibre. Un défi d'autant plus délicat qu'en 2018, le parti libéral Ciudadanos a récemment surgi sur la scène nationale, et séduit l'aile libérale de la droite.
Comment tuer le père quand c'est un dictateur sanguinaire?
Il faut remonter aux racines du Parti populaire pour comprendre à quel point sa position est inconfortable face à l'apparition d'une formation d'extrême droite. En 1975, l'Espagne entame sa transition démocratique, après la mort du général Francisco Franco, qui avait soumis le pays à une dictature militaire, religieuse et conservatrice durant près de quarante ans. En dehors de La Phalange, parti unique d'inspiration fasciste, les partis politiques étaient interdits. Pour les premières élections démocratiques après la mort de Franco, en 1978, sept hommes fondent l'Alliance populaire, ancêtre du PP. Six d'entre eux étaient ministres sous Franco.
«Dans le fond, Vox ne renie pas le franquisme, reprend Jaime Ferri Durá. Manuel Fraga [ministre franquiste, puis président d'Alliance Populaire, et premier président du PP, ndlr] puis José María Aznar [son successeur], avaient réussi à contenir cet électorat à l'intérieur du parti, avec un discours très dur. Crispant entre les élections pour retenir la frange radicale, mais plus centré au moment des scrutins pour satisfaire la frange modérée. Mariano Rajoy [qui succède à Aznar et est jugé plus modéré], perd Vox. Clairement, l'électeur de Vox était un électeur radical du PP.»
Politiquement, Santiago Abascal, président de la jeune formation d'extrême droite, naît et grandit au sein du Parti populaire. Il est d'abord pris sous l'aile de José María Aznar, qui l'encourage dans sa radicalité, puis sous celle d'Esperanza Aguirre, ancienne ministre d'Aznar et présidente de la région de Madrid, qui représente l'aile dure du parti à l'époque de Rajoy. Abascal et les siens font sécession en 2013. Mais personne n'y prête réellement attention à l'époque.
C'est en 2017 que la fusée décolle. La crise institutionnelle provoquée par l'indépendantisme en Catalogne offre un tremplin rêvé pour ce parti qui propose la fin du système d'autonomie régionale en Espagne, et une répression dure contre les indépendantistes. Vox fait soudain salle comble lors des meetings et explose dans les sondages. Puis dans les urnes. En 2019, il s'installe sur la troisième marche du podium de la compétition politique nationale.
Santiago Abascal (au milieu) le soir de l'élection générale où Vox entre pour la première fois au Parlement, le 28 avril 2019. | Alban Elkaïm
La crise catalane entraîne aussi la chute du gouvernement de Rajoy, et sa démission du Parti populaire. C'est la gauche qui dirige le pays depuis, sous la houlette du socialiste Pedro Sánchez, dans une coalition avec la formation de gauche radicale Unidas Podemos.
La droite classique n'a qu'une obsession depuis lors: «Le PP a récolté de grandes majorités quand il a été capable d'unir toutes ses sensibilités et tous ses courants. Moi, qu'est-ce que je veux? Que [les électeurs qui sont allés vers Vox] rentrent à la maison», résume Isabel Díaz Ayuso.
L'indomptable Isabel Díaz Ayuso
«L'extrême droite est héritière de franquisme et de ses valeurs. Celle qui l'incarne le mieux dans le PP, avec des accents démagogiques et populistes, c'est Ayuso», estime Ferri Durá. Propulsée en 2019 à la tête de la région de Madrid par Pablo Casado, alors leader du PP, Isabel Díaz Ayuso est passée du statut d'inconnue à celui de figure incontournable du parti en un temps record, grâce à un style que certains qualifient de trumpisme à l'espagnole.
Elle a définitivement assis son autorité l'an dernier, en provoquant des élections anticipées dans la communauté autonome. Avec une stratégie de la tension permanente face à la gauche et un discours calibré pour l'aile radicale de son parti, elle a fait passer de 30 à 65 le nombre d'élus du PP au Parlement autonomique. À deux sièges de la majorité absolue, fait rare pour un seul parti en Espagne ces dernières années. Dans le même temps, les libéraux de Ciudadanos, dont la formation est en pleine implosion au niveau national, ont disparu. Vox n'a progressé que d'un siège. Forte de ce résultat, Díaz Ayuso s'est lancée dans un bras de fer avec Pablo Casado, exigeant qu'il lui laisse prendre le contrôle du PP de la communauté de Madrid.
Isabel Díaz Ayuso, à la Maison royale de la Poste de Madrid, le 14 mars 2022. | Alban Elkaïm
Alfonso Fernández Mañueco a tenté un coup de force similaire en déclenchant des élections anticipées en Castille-et-León. Pour lui, le but de l'opération était d'éjecter Ciudadanos de son gouvernement. Pour Pablo Casado, il s'agissait de montrer que c'était le PP, sous sa direction, qui permettait de telles victoires, pas l'effet Díaz Ayuso… Un «fiasco», titre la presse espagnole, le lundi 14 février. Ciudadanos, dont le parti est en piteux état dans tout le pays, a presque complètement disparu. Mais les populaires ont à peine progressé, et Vox a explosé.
Plus question d'appui extérieur. «Les Castillans, et les Léonais ont parlé, et nous exigeons le respect du verdict du peuple souverain. Vox a le droit, et le devoir de faire partie du gouvernement en Castille-et-León», lance Santiago Abascal, solennel, le soir de l'élection. Il exige l'entrée des siens au gouvernement pour apporter son soutien à la droite. Casado tente bien de calmer ses ardeurs, mais il est affaibli par cet énième échec et par la fronde du clan Ayuso. La présidente de Madrid s'exprime d'ailleurs publiquement en faveur d'une alliance avec Vox.
Un affrontement éclate publiquement entre les deux clans, ouvrant une crise sans précédent dans le parti qui précipite la chute de Casado. Toujours formellement président du parti, il a, de fait, été substitué par Alberto Nuñez Feijóo, qui dirige déjà la formation et prendra bientôt ses fonctions.
Le nouveau PP doit décider de sa trajectoire
Difficile, pour l'heure, de dire si le pacte de Castille-et-León n'est qu'un accident, ou s'il marque le début d'une nouvelle tendance. «Alberto Nuñez Fejóo est modéré dans la forme et dans l'expression, mais très conservateur, voire réactionnaire dans les faits», note Jaime Ferri Durá. Pourra-t-il ainsi limiter la fuite de son électorat vers l'extrême droite sans se couper de l'âme libérale de son parti? Il tente de prendre ses distances. «Son problème principal sera Vox, et la partie de l'extrême droite à l'intérieur du PP. C'est-à-dire Ayuso. À court terme, elle restera silencieuse. Mais s'il n'y a pas de résultat, elle haussera le ton.»
«En Castille-et-León, le rôle de Vox sera plus actif. Comme les urnes l'ont demandé.»
Isabel Díaz Ayuso va-t-elle œuvrer au rapprochement de son parti avec l'extrême droite? «Nous devons chercher ce qui nous unit. Nos désaccords, que chacun les débattent dans son parti ou devant le Parlement. Nous devons être forts et représenter une alternative face au désastre que l'on vit en Espagne: le gouvernement de Pedro Sáchez est en coalition avec des communistes, avec l'entourage politique de l'ETA [ancien groupe terroriste séparatiste basque ndlr], avec des nationalistes [régionalistes], qui détruisent le vivre-ensemble et l'économie», affirme-t-elle. Et gouverner avec l'extrême droite n'est pas un tabou: «Le rôle que doit jouer Vox, c'est aux urnes de le dire. Ici, c'est un rôle externe. En Castille-et-León, ce sera un rôle plus actif. Comme les urnes l'ont demandé.»
Son parcours et son entourage peuvent également servir d'indicateurs. Comme Santiago Abascal, Ayuso compte Esperanza Aguirre parmi ses mentors. Son chef de cabinet, Miguel Ángel Rodríguez, serait l'éminence grise qui a élaboré la stratégie l'ayant menée au sommet. C'est aussi l'ancien conseiller de communication de José María Aznar. Toni Cantó, directeur de l'Office de la langue espagnole du gouvernement Ayuso, un poste spécialement créé pour lui par la présidente, s'est récemment mis à enseigner à l'ISSEP Madrid, antenne espagnole du «SciencesPo d'extrême droite» fondé par Marion Maréchal à Lyon. C'est aussi un satellite de la galaxie Vox, importé en Espagne par deux des plus proches conseillers de Santiago Abascal.
La collaboration avec Vox fera-t-elle infléchir les positions du PP? L'accord de législature signé entre les deux formations en Castille-et-León s'engage à l'approbation d'une loi de «violence intrafamiliale». Un terme hautement polémique, pour lequel lutte l'extrême droite, qui conteste la réalité de l'inégalité structurelle dont souffrent les femmes, afin de le substituer au terme officiel, «violence de genre». Le PP avait, jusque-là, toujours rejeté cette demande de Vox. Mercredi dernier, le conseiller chargé de la Santé et de la Famille au gouvernement de droite dans la communauté autonome d'Andalousie semblait la valider: «“Violence de genre” n'inclut que la violence exercée par les hommes sur les femmes. “Violence intrafamiliale” inclut la violence exercée sur les personnes âgées, sur les enfants ou par des femmes sur les hommes… Le terme est plus représentatif de la réalité dans la société.» Les prochaines élections locales doivent avoir lieu en Andalousie, dans les mois qui viennent.