Si en Occident, les personnes âgées considérées comme dépendantes sont souvent placées en maison de retraite, ce choix de faire rimer grand âge avec Ehpad en dit long sur notre rapport à la vieillesse et à la mort.
Avec l'allongement de la durée de vie des individus et le vieillissement annoncé des baby-boomers, la prise en charge des personnes âgées est devenue un enjeu central de nos sociétés. Aujourd'hui, la France compterait 1,5 million de personnes de plus de 85 ans, et parmi elles, plus de 600.000 vivraient en structures d'hébergement médicalisées. Un chiffre qui devrait connaître une nette augmentation d'ici moins de dix ans: d'après une étude publiée en 2020 par la DREES, 108.000 seniors de plus seraient attendus en Ehpad d'ici 2030.
L'offre de ces structures, qui ont connu une profonde mutation ces trente dernières années, n'a donc pas fini d'aller en s'accélérant. Mais à l'heure où le soin apporté aux individus au sein de ces établissements est remis en cause, questionnant au passage le modèle économique sur lequel ils ont été bâtis, le statut social des personnes âgées dépendantes interroge.
Pourquoi les maisons de retraite existent-elles et de quelle vision de la vieillesse se font-elles le relais? Quel avenir pour ces établissements que bon nombre de Français seront amenés à intégrer à leur entrée dans l'âge de la dépendance?
Un modèle d'hébergement pas si ancien
Dès le Moyen Âge, les hospices, dédiés à l'accueil de tous les maux de la société (indigents, pauvres, orphelins, vagabonds et «vieillards») apparaissent, dans le giron des institutions religieuses. Les personnes âgées pauvres et sans famille y sont accueillies, à une époque où la prise en charge de la vieillesse reste cantonnée à la sphère privée. Jusqu'au tournant du XXe siècle, on prend en charge les personnes âgées considérées comme pouvant troubler l'ordre public en les reléguant dans des structures asilaires.
En 1905, une loi en faveur de l'assistance obligatoire aux personnes âgées, qui vise à l'époque environ 450.000 personnes, est adoptée. Le sort des personnes âgées devient la responsabilité de l'État et les structures visant à les accueillir se spécialisent pour mieux les prendre en charge.
«Le statut juridique d'Ehpad, créé en 1997, suggère d'emblée une idée de la vieillesse indissociable d'une perte d'autonomie.»
Autre moment charnière, la publication en 1962 du «Rapport Laroque», à l'origine de véritables politiques de lutte contre la précarisation de la vieillesse et de maintien à domicile. En parallèle, alors que les Trente Glorieuses battent leur plein, les indicateurs montrent une augmentation visible de l'espérance de vie des individus, imputée aux progrès de la médecine et à la démocratisation de l'hygiène. La figure du retraité-actif, pleinement intégré à la société de loisirs et de consommation, fait son apparition.
Alors que la perception de la vieillesse évolue, la question de la fin de vie se pose de nouveau. Les hospices sont définitivement abrogés au tournant des années 1970 et l'État, soutenu par des acteurs de terrain, investit dans des structures publiques pour rendre le «bien-vieillir» accessible au plus grand nombre, en misant sur de nouvelles formes d'habitats situées à mi-chemin entre le domicile et l'établissement spécialisé.
«À partir de là, les pouvoirs publics ont davantage investi dans des structures d'accueil que dans un soutien effectif au développement des dispositifs de maintien à domicile», explique Marion Villez, enseignante-chercheuse en sociologie à l'université Paris-Est Créteil et coresponsable pédagogique de parcours de formation destinés à des cadres en établissements pour personnes âgées. «Aujourd'hui, on se rend compte que les politiques mises en place ne permettent pas à un individu dépendant de vivre à son domicile et dans de bonnes conditions, ce qui pousse bon nombre de personnes âgées à se tourner vers des structures d'hébergement collectif.»
Une réalité qui nourrit les perceptions faisant de la dépendance un facteur indissociable du grand âge: «Le statut juridique d'Ehpad, créé en 1997, suggère d'emblée une idée de la vieillesse indissociable d'une perte d'autonomie: l'appellation “établissement d'hébergement” laisse en effet entendre qu'on n'y est pas vraiment chez soi et qu'on s'en remet au personnel soignant.»
Une vision biomédicale de la vieillesse
Depuis l'Antiquité, la vieillesse est sujette à des représentations ambivalentes. Tantôt figure de sagesse, tantôt synonyme de décrépitude, elle incarne la dernière étape d'une existence perçue comme linéaire et suscite l'inquiétude.
Les hébergements collectifs d'accueil de personnes âgées qu'on connaît aujourd'hui sont d'ailleurs le symptôme de cette vision culturelle du vieillissement. «Les pouvoirs publics comme la société persistent à voir la vieillesse à travers le prisme de ses pertes, de ses difficultés et de ses pathologies, ce que reflète le modèle hégémonique d'hébergements collectifs médicalisés», précise Marion Villez.
«Les maisons de retraite reflètent notre difficulté à faire une place à la vieillesse dans l'espace public.»
Cette homogénéisation du processus complexe que représente l'avancée en âge a, ces dernières années, pris la forme d'une biomédicalisation de la vieillesse, reposant sur une technicisation des soins et un renforcement des approches thérapeutiques privilégiant une gestion rationnelle des corps.
Une réalité pas toujours adaptée aux besoins des personnes âgées, comme l'a démontré la crise sanitaire: «Le traitement des personnes âgées pendant la pandémie a révélé cette prévalence du médical sur le lien social, une tendance à surprotéger les personnes âgées qui pousse à ne répondre à leurs problématiques que par le biais de la voie thérapeutique», ajoute Marion Villez.
Une perception de l'âge qui, d'après la sociologue, incarne notre incapacité à penser le vieillir et la notion de finitude, et à appréhender la mort: «Les maisons de retraite reflètent notre difficulté à faire une place à la vieillesse dans l'espace public, difficulté qui s'incarne dans le fait de reléguer les personnes âgées et donc la mort dans des lieux dédiés.» Une évolution récente qui contraste avec des temps plus anciens, mais pas si lointains, où l'on vieillissait et mourait en famille ou chez soi.
La fin de la cohabitation générationnelle?
En 1962, 15% des personnes de plus de 65 ans vivaient sous le même toit que leurs enfants et/ou parents. En 1999, elles n'étaient plus que 5 %. Une décohabitation qui s'explique notamment par l'exode rural, l'industrialisation et l'urbanisation, qui ont considérablement contribué à redéfinir les cellules familiales.
Faut-il y voir une montée de l'individualisme et un effritement du lien familial? Pas d'après Alain Villez, président de l'association Les petits frères des pauvres, qui souligne l'importante mutation du rapport au logement des individus depuis la Seconde Guerre mondiale:
«Les générations issues du baby-boom n'ont eu de cesse de vouloir accéder à un logement indépendant le plus tôt possible après leur majorité. Celles atteignant 65 ans n'étaient plus pressées, après leur cessation d'activité, de céder la place dans leur logement à leurs enfants, ou de rejoindre le logement de leurs enfants, deux scenarii parmi les plus fréquents dans la société d'avant-guerre», écrit-il dans «La crise des modèles», article paru en 2007 dans la revue Gérontologie et Société.
«Il faut dépasser le clivage entre domicile et structure d'hébergement, et mettre en place une véritable culture gérontologique.»
Si le maintien à domicile demeure la situation la plus enviable pour la majorité des seniors, la proportion de personnes âgées intégrant un habitat médicalisé collectif augmente en même temps que leur âge. Aujourd'hui, l'entrée en maison de retraite se fait généralement après 85 ans. «Nous sommes très loin du profil des personnes accueillies dans les maisons de retraite des années 1960, que les personnes âgées intégraient assez rapidement après leur cessation d'activité professionnelle ou leur veuvage pour des durées excédant souvent les dix années», explique Alain Villez.
Le modèle d'hébergement actuel incarne ainsi la volonté de trouver des lieux intermédiaires entre culture familialiste et indépendance. «Mais ce n'est pas parce qu'on ne cohabite plus qu'il n'y a plus de solidarité familiale, souligne la sociologue. Beaucoup de proches aidants continuent à s'occuper de leurs parents âgés qui vivent en Ehpad.»
Vers un vrai projet social sur la vieillesse?
Pour une meilleure prise en charge de la vieillesse, Marion Villez souligne que la priorité doit être donnée à une diversification des lieux du vieillir: «Il faut dépasser le clivage entre domicile et structure d'hébergement, et mettre en place une véritable culture gérontologique, dont découlerait un projet social capable de penser et d'accueillir le vieillissement de la population.»
Diversifier les lieux du vieillir donc, et penser à des formes intermédiaires qui n'assimileraient pas automatiquement vieillesse à une prise en charge thérapeutique. «L'enjeu principal est de reconnaître que derrière les Ehpad se cachent une grande diversité de personnes âgées. On y trouve aussi une multitude de pratiques et de professionnels, soucieux d'accompagner au mieux les résidents et leurs proches, mais aussi de faire de ces établissements médicalisés des lieux de vie où l'on prend la mesure des besoins de chacun. Il faut soutenir ces initiatives, mais aussi la naissance de lieux alternatifs, en dépit du contexte actuel, très contraint et normé.»
Des lieux où l'accent serait mis sur la vie, plutôt que sur la fin de vie.