Économie

Offshore pétrolier, terrain glissant

Temps de lecture : 5 min

La marée noire dans le golfe du Mexique met en relief les risques d'exploitation offshore en Alaska et dans l'Arctique, où les équilibres écologiques sont plus fragiles.

Depuis qu'une fuite s'est déclarée sur un forage profond du golfe du Mexique aux Etats Unis, une chape de plomb est tombée sur les projets en Alaska et dans l'Arctique. Non que ces deux régions du globe soient les seules concernées par l'exploration pétrolière offshore. Mais ce sont celles où, de l'avis des spécialistes, les désastres écologiques seraient les plus dramatiques en cas de marées noires compte tenu des équilibres naturels fragiles liés aux conditions climatiques. Or, l'accident de la plateforme Deepwater Horizon exploitée par BP au large des côtes de la Louisiane démontre que les conditions de sécurité sur de tels forages ne sont pas remplies, à tous points de vue : tant technologiques que réglementaires, sans parler des solutions de secours en cas de d'accident.

En Alaska, le bouclier du moratoire

Vu d'Alaska, la problématique est sensible. D'abord, parce que cet Etat américain a déjà subi les ravages d'une marée noire après l'échouage du pétrolier Exxon Valdez en 1989, et connu des problèmes de maintenance de son réseau de pipelines en 2006. Ensuite, parce qu'un moratoire interdisait toute exploration pétrolière au large des côtes, comme sur la côte Atlantique et dans le Golfe du Mexique. Mais les pétroliers opposés à ce moratoire étaient sur le point d'obtenir gain de cause.

En 1995, le président démocrate Bill Clinton était parvenu à faire respecter cette disposition malgré la pression des pétroliers. Mais après lui, le républicain George Bush a brisé le carcan en faisant adopter par le Sénat une loi qui autorisait  la production pétrolière dans l'Arctic National Wildlife Refuge,  une réserve naturelle devenant du même coup très exposée et redoutablement menacée. C'était à l'époque où, en mettant en œuvre une nouvelle politique de l'énergie, les Etats-Unis douchés par la montée des prix du pétrole souhaitaient réduire leur dépendance aux importations (rappelons que les importations américaines de pétrole représentent environ les deux tiers de la consommation intérieure). Or, dans les gisements offshore de l'Alaska,  quelque 18 milliards de barils de pétrole seraient accessibles. C'est dans ce contexte que Shell espérait décrocher un permis d'exploration au large des côtes d'Alaska.

Deux fois l'Exxon Valdez... et plus

Le président Barak Obama avait laissé jusqu'à présent les décisions de l'administration républicaine dans ce domaine suivre leur cours. Mieux: en mars dernier il avait proposé d'ouvrir d'autres zones d'exploration (notamment dans le golfe du Mexique), mettant fin de fait au moratoire. Volte face le 27 mai. Après l'explosion de la plateforme Deepwater Horizon, le projet Shell en Alaska a été suspendu jusqu'en 2011 (bien qu'on ne soit pas dans ce cas de l'offshore profond) et le moratoire général a été prolongé de six mois. Car si les ravages causés par le naufrage de l'Exxon Valdez et ses 42.000 tonnes d'hydrocarbures déversés dans la mer ont marqué les Etats-Unis, ceux que l'on peut craindre dans le golfe du Mexique d'où s'échappent 2 à 3 millions de litres de pétrole chaque jour (2.000 à 3.000 tonnes) depuis le 20 avril, pourraient se révéler bien pire: on en est  déjà à plus de deux Exxon Valdez, et BP est impuissante à stopper le flux!

Pas question d'exposer l'Alaska au même risque, en tout cas pas avant que les pétroliers puissent démontrer leur capacité à boucher un forage en cas de problème, autrement qu'en forant un deuxième puits. Cette solution existe, comme le confirme en France le Bureau de recherche géologique et minière (BRGM); mais elle suppose un délai de deux mois, totalement insupportable. Reste que, pour les pétroliers, les gisements offshore en Alaska sont à portée de main. Et pour que l'administration Obama ne prenne pas de dispositions qui retardent trop leur exploitation ou en compromettent la rentabilité, il est urgent pour eux de ne pas braquer l'attention sur ce qui n'est pour l'instant qu'une suspension.

Les fantasmes de l'Arctique

Le problème se pose de la même façon dans l'Arctique. A la différence de l'Alaska, on n'y extrait pas encore d'hydrocarbures, mais le sous-sol de la calotte glaciaire renfermerait d'énormes réserves de pétrole et de gaz. Avec l'accélération de la fonte des glaces, elles vont devenir accessibles. Les estimations avancées alimentent tous les fantasmes: la fourchette, pour le pétrole, va de 100 à 200 milliards de barils. Soit, pour la fourchette haute, sept années de la consommation mondiale actuelle de pétrole. Et pour le gaz, on parle de trente années de consommation mondiale.

Mais pour les atteindre, il faudra forer très profond, au-delà de la profondeur de 4.261 mètres de l'océan Arctique. Jusqu'à présent, les pétroliers ne reculaient pas face à l'offshore profond qui est devenu leur «nouvelle frontière»: la taille moyenne des gisements qui sont découverts est cinq à six fois plus importante que dans l'offshore traditionnel, indique la société Bourbon Offshore, un acteur international des services maritimes pétroliers qui travaillent avec les plus grandes compagnies.  Pas étonnant, dans ces conditions, que le tiers des investissements mondiaux dans l'exploration pétrolière soit aujourd'hui concentré sur l'offshore profond. Et alors que l'ensemble de l'offshore représente aujourd'hui 30% de la production mondiale, les gisements accessibles à plusieurs milliers de mètres de profondeur en fourniraient la moitié. Les compagnies pétrolières ne veulent pas passer à côté de ces ressources, pas plus dans l'Arctique que dans le Golfe du Mexique, au large du Brésil ou dans l'ouest africain (au large du Nigeria, de l'Angola ou du Ghana).

L'Antarctique, terre inviolable

Mais il y a un précédent... à l'autre bout du monde, dans l'Antarctique.  En 1959 à une époque où la problématique des ressources énergétiques ne se posait pas avec la même acuité qu'aujourd'hui, le Grand Sud est devenu une terre inviolable par le traité de Washington ratifié par 55 pays.  Sous la protection des Etats-Unis, de l'URSS d'alors et du Japon, l'Antarctique devenait une sorte de sanctuaire dédié uniquement à l'observation scientifique. Mais les ressources minières et pétrolières attisèrent les appétits. Des compagnies minières et pétrolières voulurent revenir sur les clauses du traité. Il fallut beaucoup d'énergie à Michel Rocard, alors Premier ministre, pour que la France obtînt en 1991 la signature d'un protocole qui réaffirmait jusqu'en 2041 le caractère inviolable de ce sanctuaire grand comme 26 fois la France. Les ressources du Grand Sud étaient inaccessibles pour encore un demi-siècle... peut-être plus si le protocole devait être reconduit.

Voilà ce que, aujourd'hui, les compagnies pétrolières et les Etats intéressés par les gisements de l'Arctique veulent éviter: que le Grand Nord bénéficie de la même protection que le Grand Sud, et que les forages en offshore profond y soient interdits. Or, qui sait si le drame écologique qui se joue aujourd'hui au large de la Louisiane, menaçant également les côtes du Mississipi, de l'Alabama et de la Floride, ne pourrait déboucher sur ce genre de revendication, et pas seulement de la part d'associations de défense de l'environnement? Les compagnies pétrolières savent que, en l'occurrence, les administrations américaines, canadiennes, russes, norvégiennes et canadiennes, sont leurs meilleurs alliés. Mais elles devront aussi composer avec leurs opinions publiques si celles-ci se mobilisaient. Combien de temps? Du coup, plus personne dans le monde du pétrole ne veut se risquer à évoquer l'avenir de l'offshore profond en Arctique: les intérêts pétroliers pèsent trop lourds, la pression est trop forte.

Gilles Bridier

À LIRE ÉGALEMENT SUR LA MARÉE NOIRE DANS LE GOLFE DU MEXIQUE: Marée noire: punir BP, Marée noire: toujours la faute des autres et Marée noire sur la com de BP.

Photo: La plateforme de forage Develoment drill 3 de Transocean sous laquelle des millions de litres de pétrole se répandent dans le Golfe du Mexique / Reuters

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