Les hostilités sont lancées dans le ferroviaire européen. La Deutsche Bahn est à l'offensive à Bruxelles, où les lobbies vont bon train pour tenter de déstabiliser le concurrent. En l'occurrence la SNCF, dont le statut d'entreprise publique à caractère industriel et commercial (Epic) est dans le collimateur. Juste histoire de la déstabiliser. Car personne n'imagine, pas même à Bruxelles, que Paris pourrait modifier ce statut avant longtemps. Pas en sortie de crise, pas en plein débat sur les retraites, pas en pleine révision du modèle économique, pas après les affrontements sur le statut de La Poste... C'est dans ce contexte que, malgré tout, la Commission européenne vient de s'attaquer au statut de la SNCF, réclamant sa transformation en société anonyme. Le gouvernement français s'est fermement refusé à ouvrir le dossier. Mais Bruxelles ne va pas désarmer. Car à force d'enfoncer le clou...
Standard & Poor's dégrade la SNCF
Déjà, l'offensive a fait mouche: les fragilités de la SNCF –notamment financières– sont soulignées. A cause de la dégradation de ses comptes à la suite de la crise et de son exposition à la concurrence qui va amputer ses marges, l'agence de notation Standard & Poor's vient d'abaisser sa note qui, jusqu'à présent, était celle de l'Etat français. Dorénavant, lorsqu'elle ira lever des fonds sur les marchés financiers, l'entreprise devra accepter des taux d'emprunt un peu plus élevés. La garantie de l'Etat français fonctionne toujours, mais elle n'est déjà plus le parapluie d'antan: officiellement, parce que les règles de l'Union européenne ne le permettent plus; officieusement, peut-être parce Paris, tout à ses restrictions budgétaires, n'aurait plus les moyens de cette protection.
Est-ce le signe que l'Etat français courrait aussi le risque d'une dégradation prochaine, comme l'Espagne? Le sujet est dans l'air depuis que François Baroin, le ministre du Budget, a qualifié la situation de «tendue», avant de revenir à des propos plus apaisants sur la qualité de la signature française. Mais l'hypothèse est ouverte, largement commentée dans les milieux d'affaires, et la dégradation de la SNCF peut être le signe avant-coureur d'une déflagration bien plus forte.
L'Europe ne condamne pas les entreprises publiques
Si l'Europe s'attaque aux monopoles pour promouvoir la concurrence, le Traité de Rome «ne préjuge en rien le régime de la propriété dans les États membres» (article 222). Une entreprise ne peut donc subir les foudres de la Commission européenne au prétexte qu'elle a un caractère public. C'est le cas de la SNCF, avec son statut d'Etablissement public à caractère industriel et commercial (Epic). On compte une quarantaine d'Epic en France. Ils ont été créés pour mener des missions de service public. S'agissant de la SNCF, ce statut lui a été octroyé fin 1982, lorsque la convention issue de la nationalisation des chemins de fer français de 1937 arrivait à expiration. De société anonyme où l'Etat était majoritaire, la société ferroviaire renforçait son caractère public en adoptant ce statut. La Communauté européenne existait et n'avait à l'époque rien trouvé à redire.
Mais le traité de Rome stipule aussi (article 92) que «sont incompatibles avec le marché commun (...) les aides accordées par les États ou au moyen de ressources d'État sous quelque forme que ce soit, qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions». C'est par ce biais que la SNCF est attaquée.
Un avantage pour lever des capitaux
Enserrée dans le giron de l'Etat, la SNCF jouit d'avantages particuliers. Par exemple, lorsqu'elle souhaite lever des fonds sur les marchés financiers, sa signature a le même crédit que celle de l'Etat. Elle profite ainsi, pour ses emprunts, de conditions avantageuses auxquelles sa seule situation financière (près d'un milliard d'euros de pertes en 2009) ne lui permettrait pas d'accéder. C'est sur ce terrain que ses concurrents font intervenir Bruxelles, sachant que sans emprunts négociés à des taux d'intérêt faibles, la SNCF n'aurait pas les moyens de ses ambitions.
Guillaume Pépy, son président, a énoncé un certain nombre d'objectifs: atteindre en 2012 un chiffre d'affaires supérieur à 50% de celui de 2008 pour l'ensemble du groupe, et doubler le résultat dans la période. Or, pour mener son développement tous azimuts dans le fret et dans le transport de voyageurs, la SNCF n'a d'autres solutions que de recourir à l'endettement, qui progresse (de 6 milliards en 2008 à 10 milliards fin 2010). Par exemple, elle a acquis une participation de 20% dans l'opérateur italien de trains à grande vitesse NTV sur laquelle lorgnait la DB. C'est bien cette stratégie, dont elle n'aurait pas les moyens financiers sans le soutien de l'Etat, qui fait rager la Deutsche Bahn.
La Deutsche Bahn, 100% publique également
Pourtant, la compagnie allemande issue en 1994 de la fusion des compagnies des ex-RFA et RDA, est elle-même une entreprise publique, détenue intégralement par l'Etat allemand, mais avec un statut correspondant à celui de société anonyme. Un régime, donc, un peu moins protecteur que celui de la SNCF, mais qui lui permet de recevoir des aides de l'Etat fédéral. Toutefois, à l'inverse de la compagnie française, la DB souhaite s'affranchir de sa tutelle et projette d'ouvrir son capital depuis une bonne quinzaine d'années en s'introduisant en Bourse. Mais elle n'est jamais parvenue à franchir ce cap, bien qu'elle en ait souvent parlé. Dernier projet en date, celui de la vente de 25% du capital, fin octobre 2010. A cause de la crise bancaire qui asséchait le marché et divisait par deux l'intérêt financier de l'opération pour l'Etat, il a fallu reporter à nouveau l'entrée en Bourse. La crise privait la Deutsche Bahn de son oxygène pour financer son ambitieuse croissance.
Coup dur lorsque, comme elle, on ne veut remettre en question la stratégie de conquête: elle a notamment pris le contrôle de la compagnie de fret NordCargo en Italie, et acheté en début d'année pour 2,8 milliards d'euros la compagnie Arriva dans le transport de voyageurs en Grande-Bretagne. Alors, elle attaque sur le terrain juridique pour tenter d'affaiblir sa concurrente. Elle souligne que l'ouverture du marché est beaucoup moins avancée en France qu'en Allemagne ou en Italie, ce qui crée des distorsions de concurrence en faveur de la SNCF... qui pousse l'arrogance jusqu'à vouloir exploiter des lignes régionales sur le territoire allemand alors que la réciproque est impossible! Certes, la Deutsche Bahn ne peut espérer faire mouche rapidement. Mais à force d'enfoncer le clou...
Compétition ouverte
Déjà, les deux compagnies se sont affrontées dans le transport de fret en France, l'allemande accusant la française de pratiquer un dumping contraire aux règles de la concurrence européenne pour conserver ses positions. Côté français, on avait montré du doigt les systèmes mis en place par la DB pour débaucher ses conducteurs de trains. Plus tard, la SNCF a fermé la porte à la compagnie allemande dans Eurostar alors que celle-ci espérait entrer au capital, comme elle l'a fait (à hauteur de 10%) dans la société Thalys. Bref, dans un contexte de compétition ouverte, les deux championnes du transport ferroviaire européen ne se ménagent plus. Aussi bien dans le transport de voyageurs où la SNCF jouit d'une certaine ascendance, que dans le transport de fret où la DB –plus performante– peut se targuer pour l'an dernier d'un trafic trois fois supérieur à celui de la SNCF. L'époque est révolue où les anciens présidents des deux compagnies, le Français Louis Gallois et l'Allemand Hartmut Mehdorn, évoquaient le projet d'un «Airbus du transport ferroviaire» pour que l'ouverture des frontières soit menée en bonne intelligence (ou leur projet de TGV franco-allemand).
Gilles Bridier
Photo: Un TGV arrive à Strasbourg, avril 2010. REUTERS/Vincent Kessler
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