Ce n'est pas encore l'été, mais c'est pourtant une si belle journée. À l'intérieur du manoir du XVIIIe siècle dans le parc La Grange, à Genève, ce 16 juin 2021, les présidents américain et russe cherchent à maintenir les apparences. Ce que tous ignorent, c'est que Poutine a déjà décidé.
Selon des sources, le président russe se serait enfermé avec son ministre de la Défense Sergey Shoigu, dès la mi-mars, afin de jeter les bases d'un plan d'invasion de l'Ukraine. Les mouvements de troupes commencent dès le printemps 2021 avant de s'accélérer à l'automne. Poutine, entouré de son cercle rapproché, Lavrov, Bortnikov, Medvedev, Naryshkin, va tout planifier: détails du plan, transport des troupes et des matériels, mesures censées distraire l'adversaire, cyberattaques, trésor de guerre de 600 milliards de dollars en prévision des sanctions, négociations avec la Chine pour s'assurer de son soutien diplomatique et économique.
Après onze mois de minutieuses préparations, le Dniepr, nouveau Rubicon, est franchi. Nous venons d'entrer dans la «Nouvelle guerre froide».
Les services de renseignement occidentaux avaient vu juste
Cette fois-ci, le renseignement américain a parfaitement «lu» le jeu de Poutine. Convaincus depuis plusieurs mois de l'inévitabilité de l'invasion, ils ont utilisé l'information pour faire pression sur Poutine et annuler son effet de surprise. Comment? Après la nomination d'Avril Haines comme directrice du renseignement national, Bill Burns prend les rênes de la CIA dès mars 2021, armé d'un double brief: remettre de l'ordre dans une administration durement éprouvée après quatre ans de Trump, et refocaliser les efforts du renseignement sur la Chine et la Russie.
Grâce aux extraordinaires capacités de surveillance électronique de la NSA (les performances des satellites de surveillance ont été démultipliées depuis quelques années: précision des images, utilisation du OSINT, open source intelligence, radars à synthèse d'ouverture etc.), les mouvements des troupes, des matériels, patiemment accumulés et déplacés pendant de longs mois, ont été suivis à la trace. Après quoi, les plans d'opérations sous fausse bannière ont été exposés au grand jour, sapant les efforts de propagande du Kremlin. Cette fois-ci, c'est le judoka Poutine qui s'est retrouvé à terre.
Le président russe ne s'arrêtera pas là
Poutine a mené sa reconquête en détournant l'attention, par la surprise, en agissant là où ne l'attend pas, en établissant une réputation de tacticien hors-pair. Or, il vient de dévoiler son plan de campagne. D'abord, il doit finir la guerre.
Naturellement, les sanctions, dont les effets prendront des mois à avoir un impact significatif, ne le feront pas changer d'avis. Au minimum, il voudra prendre Kharkiv et Kiev et se débarrasser du gouvernement ukrainien, et construire un corridor terrestre de la Crimée au Donbass.
Pour cela, il n'hésitera pas à lancer toutes ses forces disponibles sur ses objectifs stratégiques (seulement un tiers a été utilisé pendant la première vague, le deuxième tiers des 190.000 hommes mobilisés pour la campagne sont maintenant sur place). Il n'hésitera pas non plus à procéder à des bombardements massifs sur des objectifs civils, tout en continuant à jouer l'escalade nucléaire en plaçant par exemple des armes tactiques ou stratégiques à Kaliningrad de façon à dissuader toute velléité d'intervention directe de l'OTAN.
Selon des médecins qui l'ont observé récemment, Poutine pourrait être atteint du syndrome d'Hubris, un désordre narcissique et une confiance en soi hypertrophiée qui lui feraient perdre le sens de la réalité.
La prochaine étape consistera à faire accepter à l'Occident l'idée d'une Ukraine «à la Biélorusse» dirigée par un tyran-marionnette, ou alors, si les choses se passent mal pour lui, il proposera la partition de l'Ukraine le long du Dniepr, et un régime fantoche, démilitarisé à l'ouest. L'étape suivante serait d'envahir l'un des pays baltes, probablement l'Estonie, ou alors les trois, ce qui lui permettra de désenclaver le territoire de Kaliningrad et de réunifier les États baltes, qu'il a toujours détestés, avec le reste de la mère Russie.
Ou encore il cherchera à contrôler la Moldavie à partir de la Transnistrie tout en cherchant à transformer la Serbie en État satellite. L'Occident dispose maintenant de son plan de route. Aux yeux de l'histoire, l'Europe et les États-Unis n'ont plus d'excuse pour ne pas agir.
La santé mentale de Poutine est préoccupante
Poutine a toujours été prévisible, une brute prête à manipuler, mentir, simuler, assassiner, pour asseoir son pouvoir et reconstruire la grandeur et le territoire de la Russie humiliée. Mais une brute «rationnelle» avec qui on peut négocier. Depuis trois semaines, tout a changé. Ses discours incohérents et rageurs, ses mises en scène ridicules à la «Ivan le terrible» en sont la preuve. Il est possible que la colère et le ressentiment accumulés aient eu raison de sa «poker face». Mais l'explication la plus probable est la détérioration alarmante de son état mental.
Beaucoup de rumeurs circulent sur sa santé depuis une dizaine d'années, cancer etc. sans compter sa peur du Covid-19 qui a conduit à un isolement presque total depuis deux ans. Selon des médecins qui l'ont observé récemment, il pourrait être atteint de paranoïa ou plus précisément du syndrome d'Hubris, un désordre narcissique et une confiance en soi hypertrophiée qui lui feraient perdre le sens de la réalité. On comprend la prudence de l'administration Biden. La décision le 27 février de mettre les forces de dissuasion nucléaire russes en état d'alerte n'augure rien de bon pour l'avenir.
L'échec de la doctrine Merkel
Seize années de stratégie d'apaisement du président russe par le biais de l'imbrication économique des deux pays, une relation personnelle facilitée par leur maîtrise respective du russe et de l'allemand, et des centaines de milliards d'investissements dans la Fédération viennent de voler en éclats.
En quatre jours, le nouveau chancelier Olaf Scholz, bousculé par les évènements, vient de briser trois «tabous»: il a annulé Nord Stream 2, accepté de livrer des armes défensives aux Ukrainiens, et il vient de décréter une refonte totale du budget militaire avec 100 milliards d'euros d'augmentation prévue des dépenses militaires. Les autres pays européens doivent urgemment faire de même et porter les budgets de la défense à 3% du PNB.
L'Occident est à la croisée des chemins
Les années 1990 resteront comme une période d'optimisme irrationnel. En témoignent le «nouveau paradigme» en économie et la «fin de l'histoire» (thèse développée par Francis Fukuyama) en géopolitique.
Il est urgent d'agir pour éviter un scénario trop familier, déjà connu en 1939.
Maintenant, l'Occident a le choix entre deux stratégies. L'apaisement: financer une soi-disant prospérité économique grâce aux «dividendes de paix», accepter la baisse durable des dépenses militaires, négocier avec Poutine, obtenir des garanties de non-agression, limiter les troupes stationnées de l'OTAN dans les pays de l'Est pour le calmer, et continuer à entretenir les populations européennes fatiguées dans l'illusion que la guerre est une chose du passé. Cette stratégie conduirait avec certitude à la guerre, cela dans un délai situé entre un et dix ans.
La deuxième stratégie vise à corriger vingt ans de politiques de défense catastrophiques des gouvernements européens (le chef d'État-major allemand a admis récemment que son armée était «nue», les effectifs de l'armée britannique sont au plus bas niveau depuis 200 ans; quant aux Français, entre un tiers et la moitié des tanks, avions, hélicoptères etc. ne seraient pas opérables dans l'éventualité d'un conflit de haute intensité). Il est urgent d'agir pour éviter un scénario trop familier, déjà connu en 1939. Seule cette approche offrira le levier de négociation nécessaire pour éviter la guerre.
La guerre en Ukraine est une guerre conventionnelle
La diplomatie russe est aussi inventive et audacieuse que sa composante militaire est conservatrice. L'offensive lancée le 24 février 2022 confirme le caractère de continuité doctrinale entre les Soviétiques et les Russes. Le plan d'invasion a toutes les caractéristiques des années 1980 fondées sur une «synergie non réciproque à dominante terrestre».
Tout y est: attaque simultanée sur plusieurs fronts, destruction des défenses aériennes de l'adversaire pour s'assurer la maîtrise des airs, coupure des lignes de ravitaillement, ponts aériens après la prise des aéroports clés par les Spetsnaz, synchronisation des blindés et des hélicoptères d'attaque etc. Armée, artillerie et blindés restent la base de la doctrine et les autres corps d'armée sont vus comme des extensions de la manœuvre terrestre.
Malgré les indéniables avancées en technologie militaire russe depuis quelques années (systèmes de défense aériens S-400, missiles hypersoniques Zircon (Mach 8) et Avangard (Mach 27), bombes thermobariques ou à effet de souffle), ce conflit de haute intensité démontre que l'armée russe est encore ancrée dans le passé.
Et avec sa dépendance envers la conscription, elle est bien loin d'avoir achevé la transition du théâtre d'opération traditionnel vers le battlespace multidimensionnel, fondé sur l'interarmes, la professionnalisation, la complémentarité des corps d'armée aidée par le développement des nouvelles technologies militaires (satellites de surveillance et d'écoute, systèmes autonomes à intelligence artificielle, drones en essaim, «sensors» en réseau…).
Face à la modernité de l'armée américaine (matériels, tactiques, technologie), l'armée russe vient de montrer ses limites.
La guerre en Ukraine remet le Moyen-Orient sur la carte
La Russie de Poutine est une pétro-dictature. Un embargo sur l'énergie russe et le pays s'écroule au bout de quelques mois. En attendant, le Kremlin peut se vanter du coût infligé aux foyers européens avec l'explosion anticipée du baril de pétrole et du mètre cube de gaz.
Mais depuis quelques semaines, les négociations avec les Iraniens (avec la possibilité d'une levée un jour de l'embargo pétrolier) n'ont jamais fait autant de progrès. Ce n'est pas une coïncidence. En prévision d'un embargo total du pétrole et du gaz russe, les Américains vont avoir besoin de reprendre le «chemin de Ryad» afin de garantir les approvisionnements en pétrole en échange de la sécurité des pétromonarchies.
Chaque jour qui passe présente un risque d'escalade dramatique du conflit: escarmouche navale dans le détroit du Bosphore, un missile russe qui atterrit en Pologne, un avion civil abattu par mégarde… Nous sommes en train de vivre un des plus grands tournants de l'histoire diplomatique des quatre-vingt dernières années. Il s'agit de ne pas le manquer. N'oublions pas: Poutine est avant tout un marchand de peur.