La semaine dernière, le New York Times, célèbre quotidien américain fondé en 1851, a lancé une nouvelle campagne publicitaire qui pose un véritable problème déontologique.
Il s'agit d'un affichage vidéo dans le métro de Washington, où l'on voit le visage d'une femme de profil, en pleine rêverie. La légende dit: «Lianna est en train d'imaginer Harry Potter sans sa créatrice.» Et dessous, en plus petit: «Lianna, abonnée depuis 2020.»
There was a video ad in the DC subway today. I am going to post some stills from this ad, and you will try to guess what company is advertising. Fourth photo is the reveal.
— T. Greer (@Scholars_Stage) February 17, 2022
#1 pic.twitter.com/b4rhcM6ik9
De quoi le New York Times veut-il donc parler?
Pour le comprendre, un petit retour en arrière s'impose.
Depuis plus de deux ans J. K. Rowling, la créatrice de la saga littéraire Harry Potter, est la cible d'attaques violentes de la part d'activistes qui l'accusent de transphobie. La transphobie, c'est une attitude d'hostilité, de discrimination envers les personnes trans. Ces dernières sont des personnes pour qui l'identité de genre ne correspond pas à celle assignée à la naissance en fonction de leurs caractéristiques biologiques. Leur changement de genre peut impliquer des transformations physiques ou reposer sur une simple déclaration.
Ce qui est reproché à J.K. Rowling, c'est d'avoir dit dans un tweet en juin 2020 que c'étaient les femmes qui avaient leurs règles, en réponse à un article où il était question de «personnes qui menstruent». Avant cela, elle avait été critiquée en décembre 2019 pour son soutien à Maya Forstater, une femme renvoyée de son emploi pour avoir affirmé, également sur Twitter, que le sexe est déterminé par la biologie (après avoir porté plainte contre son employeur et avoir été déboutée une première fois par l'équivalent des prud'hommes au Royaume-Uni, Maya Forstater a fini par avoir gain de cause en appel).
Accusée de transphobie, l'autrice de la célèbre saga Harry Potter a précisé qu'elle reconnaissait qu'il existait plusieurs identités de genre, mais que le sexe biologique était une réalité et que vouloir effacer cette réalité, c'était exposer les femmes à perdre de nombreux droits pour lesquels elles ont dû se battre. Elle expose ce point de vue, et davantage encore, dans un essai publié ici où elle explique à quel point elle estime que les trans, souvent victimes de violences, méritent d'être protégé·es au même titre que les femmes, mais pas à leur détriment.
J. K. Rowling a été la cible de diverses campagnes de dénigrement, de harcèlement et de menaces. Parmi les fans qui ont désiré se désolidariser d'une femme qu'ils considèrent comme une mauvaise personne, il y a eu ceux qui ont brûlé ses livres dans la plus belle tradition des autodafés d'autrefois (comme elle le raconte non sans humour, un ancien lecteur a préféré composter son œuvre, car on peut être censeur et écolo), jurant qu'ils ne voulaient plus rien avoir à faire avec Harry Potter ou avec celle qui lui avait donné le jour, et ceux qui se sont mis à la détester sans pour autant vouloir se défaire d'un univers qui les remplit de joie depuis plus de vingt ans.
L'US Quidditch et la Major Quidditch League, deux associations animant un sport magique inventé par J. K. Rowling dans sa saga et transposé par des admirateurs dans la vie réelle, ont décidé de changer de nom pour ne plus lui être associées. La réunion filmée des acteurs de la saga cinématographique Harry Potter s'est tenue sans elle. Et le 12 juin 2020, le New York Times a publié un article à charge intitulé «Les fans de Harry Potter réimaginent leur monde sans sa créatrice» où des fans racontent comment ils continuent d'admirer l'univers de Harry Potter tout en se détournant de J. K. Rowling.
C'est le comble de l'absurde: vouloir effacer J. K. Rowling, c'est justifier son combat.
Outre les accusations de transphobie, l'article signale que certains critiques mettent en question la légitimité du nom du personnage asiatique de la saga littéraire, sous-entendant que J. K. Rowling utilise un cliché raciste en ayant donné à son personnage un prénom pas totalement chinois mais coréen et en la plaçant dans la maison des «intellos» à Poudlard. D'autres lui reprochent que les personnages noirs ne soient pas assez développés. «On peut dire qu'on va la canceler (l'effacer), mais elle gagnera de l'argent jusqu'à la fin de sa vie» regrette J'Neia Stewart, animatrice de podcast.
Telle est donc la source de cette publicité: «Lianna» fait partie des personnes décrites dans l'article de juin 2020 (l'année où elle s'est abonnée au New York Times, tiens donc) qui ont décidé que le monde serait meilleur si l'autrice des sept livres figurant parmi les plus vendus de la planète ces vingt dernières années (à plus de 100 millions d'exemplaires) n'existait pas.
Une autorité morale
Cette publicité n'est pas seulement maladroite; elle est inquiétante. Le New York Times n'est pas un petit journal local au lectorat limité; en novembre 2021, il comptait près de 8,4 millions d'abonnés et il vise les 10 millions d'ici 2025. C'est une institution qui pèse un véritable poids dans la société américaine; un contrepouvoir qui a dû lutter pied à pied pour jouer son rôle sous la mandature d'un Trump qui n'a cessé de lui infliger des coups de boutoirs pendant quatre ans et l'a directement traité «d'ennemi du peuple».
En mettant en scène sans ironie une personne qui souhaite, pour des raisons idéologiques, que J. K. Rowling soit dissociée de son œuvre, le New York Times, fort de toute son autorité morale, valide cette opinion. En dehors du débat sur les propos présentés comme transphobes d'une femme, il accorde un blanc-seing à tout un lectorat (8,4 millions d'abonnés, c'est beaucoup plus de lecteurs) pour se déchaîner contre elle.
Le New York Times use de sa position d'autorité intellectuelle et économique pour désigner à l'opprobre quelqu'un qui ne pense pas comme lui.
Le New York Times prend position contre J. K. Rowling et c'est son droit: un journal qui a une ligne éditoriale est tout à fait libre de critiquer tel ou tel personnage public (dans ses articles et en s'appuyant sur des arguments). Mais ici, il ne s'agit pas de ça; ici, il invite ses lecteurs et toutes les personnes qui voient la publicité à s'identifier à Lianna et à effacer (cancel, en anglais) l'autrice de Harry Potter, faisant ainsi appel à l'instinct humain le plus bas et le plus répandu: le délice grégaire consistant à se joindre à une meute pour détester quelqu'un, peu importe ce qu'on lui reproche.
Au XXIe siècle, à l'ère des réseaux sociaux, c'est tout bonnement une invitation à la haine et au lynchage moral, aggravé par la position intellectuelle dominante de son auteur. À l'instar de Donald Trump dont il s'était pourtant fait le pourfendeur, le New York Times use ici de sa position d'autorité intellectuelle et économique pour désigner à l'opprobre quelqu'un qui ne pense pas comme lui. Ceux qui accablent J. K. Rowling pourront maintenant se sentir confortés dans leur vertueuse opinion selon laquelle elle ne mérite plus d'être l'autrice de son œuvre: même le New York Times le dit!
Lynchage symbolique
Si jusqu'à présent, une grande partie du harcèlement dont J. K. Rowling a été victime s'est déchaînée sur les réseaux sociaux, le quotidien franchit une étape supplémentaire: il le transpose dans la vie réelle. Il suffit d'éteindre Facebook ou Twitter pour que ces plateformes et tout ce qu'elles contiennent disparaissent, même si hélas il arrive que le harcèlement parti d'un monde virtuel se prolonge dans la vie réelle (la jeune Française Mila, qui vit sous protection policière permanente, peut en témoigner).
Cette fois, le New York Times s'assure que même les personnes qui ne fréquentent pas les réseaux sociaux sachent qui il est vertueux de détester, introduisant ainsi dans la vie quotidienne des passagers du métro de Washington une invitation à la haine injustifiée qui s'apparente à un lynchage symbolique.
En outre, c'est le comble de l'absurde: vouloir effacer J.K. Rowling, c'est justifier son combat. C'est porter préjudice à une femme au nom des trans sous le prétexte de défendre leur cause, comme si les deux ne pouvaient coexister. J. K. Rowling est vouée aux gémonies parce qu'elle fait le distinguo entre sexe et genre, et qu'elle craint que certaines mesures supposées défendre les trans ne portent préjudice aux femmes. Or, choisir de prétendre, dans un esprit de vengeance, qu'elle n'a pas écrit ses livres, et décider de la priver de la maternité de son œuvre, c'est prouver qu'elle a raison.
Si elle n'a pas signé sa saga avec son prénom (Joanne), c'est justement parce qu'elle savait que le fait d'être une femme la desservirait auprès de son lectorat masculin. Car si depuis un siècle, le chemin parcouru dans le domaine de l'égalité entre les sexes est remarquable, nous sommes loin d'être arrivées au bout. En faisant ce choix, elle s'est inscrite dans la longue lignée des femmes écrivaines qui ont caché leur identité sexuelle pour être prises au sérieux. Les sœur Brontë. George Eliot. George Sand. Peine perdue: la voilà condamnée à être effacée, elle aussi, grâce à des «progressistes» du XXIe siècle.
Dissocier l'autrice de l'œuvre... et lui couper les vivres
Venons-en enfin au dernier signal d'alarme que déclenche cette publicité. Dissocier Rowling de son œuvre, c'est tout bonnement un encouragement au vol de propriété intellectuelle. La sphère intellectuelle vit dans un monde mal balisé où le combat pour la reconnaissance des droits d'auteur n'est pas toujours gagné. S'il suffit de ne pas être d'accord avec un créateur pour décider que sa création ne lui appartient plus, alors l'état de droit en prend un sacré coup.
Et c'est une merveilleuse tactique d'intimidation et de censure: quoi de mieux que de menacer un auteur de lui couper les vivres s'il ne pense pas exactement comme on le veut? C'est d'ailleurs un des arguments cités par une des personnes interviewées par le New York Times qui veulent dissocier l'autrice de l'œuvre: qu'elle ne reçoive plus un sou de sa part – mais tout en faisant en sorte que l'œuvre continue d'exister. Sans sa créatrice.
Pour J. K. Rowling, cela n'a pas franchement d'importance: sa saga lui a rapporté suffisamment d'argent pour vivre plusieurs vies dans le luxe. Mais c'est un précédent. Tout auteur peu ou pas encore connu devra-t-il se censurer pour être assuré d'avoir le droit d'exister en tant qu'artiste, pour ne pas se retrouver en ligne de mire du New York Times et de ses inquisiteurs, qui ont largement les moyens de bousiller une réputation, même sur la base d'allégations douteuses? Obéir aux injonctions d'une partie de la population qui décrète qui a tort et qui a raison, avant de soumettre un manuscrit à son éditeur? Dans la droite ligne de ces «sensitivity readers», les lecteurs payés pour lisser les fictions afin de n'offenser personne, qui corrompent la nature même de la littérature dont la première et la plus grande des qualités est de permettre une totale liberté de l'esprit?
Le plus ironique –désespérant– c'est de lire le slogan du New York Times, sous la même publicité, qui précise: «Un journalisme indépendant pour une vie indépendante.»
Une indépendance tout conditionnelle, qui place le ressenti avant la vérité et joue à légitimer une réalité alternative aux dépens d'une personne réelle, invitée à disparaître. Ça ne vous rappelle rien?