«Lorsque je suis allée au centre de vaccination, accompagnée d'un traducteur payé de ma poche, on ne l'a pas laissé rentrer. Les accompagnants sont en effet uniquement autorisés pour les personnes ayant du mal à se mouvoir. Résultat: je ne comprenais rien à ce qu'il fallait que je fasse et je n'ai eu aucune explication.» Comme beaucoup d'autres sourds, Alix a vécu la crise sanitaire non sans embûches dans une société qui peine à reconnaître leurs différences. Cette situation, qui est pourtant en nette amélioration par rapport aux dernières décennies, n'a rien de nouveau.
Le Dr Alexis Karacostas, psychiatre retraité, ex-coordinateur de l'Unité d'informations et de soins des sourds au sein de l'APHP-UNISS et secrétaire adjoint de la Société française de santé en langue des signes, se souvient: «Faute d'information adaptée, la communauté sourde a payé un très lourd tribu au VIH et au sida dans les années 1980-1990. Beaucoup ont été infectés, nombreux sont morts.» Il ajoute, en se remémorant les patients diabétiques sourds si mal soignés qu'ils avaient dû être amputés: «En outre, à cette période, de nombreux sourds n'étaient pas traités de manière adaptée pour des maladies chroniques et développaient de lourdes séquelles.»
Aujourd'hui, si des structures de santé dédiées aux sourds se sont développées dans différentes métropoles françaises, il reste de nombreuses lacunes qui se sont révélées de manière massive pendant la pandémie de Covid-19.
Lost in translation
Pour comprendre la raison des difficultés rencontrées, il faut envisager le contexte linguistique dans lequel évoluent les sourds. «Nombre d'entre eux évoluent depuis toujours dans un langage uniquement visuel et gestuel grâce auquel ils communiquent. Pour beaucoup, c'est leur langue maternelle et celle à travers laquelle ils ont le meilleur accès à l'information, explique le Dr Alexis Karacostas. Le français n'est pour eux qu'une seconde langue qui n'est pas toujours maîtrisée parfaitement du fait de certains aléas dans la scolarité.»
Même si beaucoup de sourds ont une maîtrise absolument parfaite du français écrit, il n'en demeure pas moins que bon nombre des informations qui abreuvent les entendants au quotidien sont orales: TV, radio mais aussi discussions téléphoniques, interactions avec des amis, des collègues, des soignants, des commerçants, etc.
On devine aisément combien face à la profusion d'informations parfois contradictoires depuis le début de la pandémie, les sourds ont pu se sentir désemparés et isolés. «Je ne me suis jamais autant rendue compte de la problématique d'accessibilité que pendant la crise, confirme Amélie. Il y a là dedans un manque de respect, une invisibilisation et un je-m'en-foutisme total face à nos difficultés.» De fait, ce problème d'accessibilité a été présent à tous les moments de la crise sanitaire pour s'informer, agir, bénéficier de renseignements ad hoc ou d'une prise en charge adaptée.
«J'avais plein de questions mais je n'avais personne à qui les poser. Finalement, c'est essentiellement mes parents qui se sont occupés de m'informer.»
Alix raconte une anecdote un peu cocasse mais révélatrice: «J'ai un bon niveau de lecture mais même en essayant de m'en tenir aux sources gouvernementales, j'étais souvent dans le flou. Pas habituée à ce que les discours présidentiels soient traduits en langue des signes, je n'ai pas regardé la première intervention du président de la République. J'ai pensé que j'aurais un résumé dans les journaux du lendemain. Mais quand je suis arrivée au travail, il n'y avait personne. C'était très bizarre. Le gardien a fini par me dire de partir et m'a vaguement expliqué qu'on allait devoir rester chez soi. J'avais plein de questions mais je n'avais personne à qui les poser. Finalement, c'est essentiellement mes parents qui se sont occupés de m'informer.»
Le Dr Benoît Mongourdin, praticien hospitalier, chef de service du Centre national Relais 114 et de l'Unité Rhône‑Alpes d'accueil et de soins pour les Sourds au CHU Grenoble Alpes, explique qu'échaudée par l'épisode du VIH, «la communauté sourde est très avide d'informations fiables en matière de santé». S'il a remarqué une influence plus faible des théories complotistes sur les sourds, il n'en demeure pas moins que certains ont parfois été tentés d'adhérer à des thèses obscures du fait de difficultés à trouver l'information et à se faire un avis éclairé. «Quand un médecin ou un ministre s'exprime à la télévision ou à la radio, son discours est généralement inaccessible, je ne peux pas me faire ma propre opinion. Je dois me fier à ce que je lis ensuite, mais évidemment on ne peut pas se fier à tout», témoigne Anne.
«J'ai vu passer beaucoup de liens vidéo souvent non sous-titrées, renchérit-elle. J'ai eu du mal à faire le tri entre les différentes théories exposées et j'ai éprouvé de grandes difficultés à les repérer.» Même son de cloche pour Nathalie: «Je suis venue sur Twitter au printemps 2021 parce que j'avais besoin d'informations sur la vaccination. J'aurais voulu pouvoir suivre les discussions à la télé sur le sujet mais rien n'était sous-titré ou traduit. Au début, sur les réseaux sociaux, je me suis faite duper par les médecins antivax et leurs arguments d'autorité. Puis j'ai évolué et je me suis faite vacciner.»
Dans les interactions quotidiennes avec des entendants, le masque, parce qu'il empêche la lecture labiale, a également posé des difficultés: «Le port du masque chez les autres a été et est un problème», affirme Claire, qui a perdu l'audition il y a une dizaine d'années. «J'avais déjà un sentiment d'isolement en perdant l'audition, mais je commençais à réussir à lire sur les lèvres. Quand la personne est proche, en face à face et qu'il n'y a pas trop de bruit autour, j'y arrivais. Maintenant, c'est devenu impossible. J'ai perdu ce que j'avais acquis en lecture labiale.» Beaucoup de sourds avec lesquels nous avons échangé témoignent de situations tendues au quotidien avec des interlocuteurs entendants assez peu compréhensifs, voire agressifs.
«J'ai reçu une femme sourde en détresse respiratoire aux urgences. Personne ne lui avait dit qu'elle avait le Covid. Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait.»
Les sourds ont également pris de plein fouet ce type de difficultés lorsque, comme beaucoup de Français, ils ont attrapé le Covid. Vincent Gautier, médecin urgentiste signeur à Annecy, président de la Société française de santé en langue des signes, raconte: «J'ai reçu une femme sourde en détresse respiratoire aux urgences. Personne ne lui avait dit qu'elle avait le Covid. Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait.»
Une situation qui fait écho à une autre dramatique vécue dans un service d'urgences par Anaïs: «Je suis toujours mal reçue quand je demande de parler plus fort et moins vite. Je me souviens d'une fois où je suis allée aux urgences et où le médecin m'a dit clairement que j'attendrais qu'il soit relevé par quelqu'un d'autre. Quand je lui ai demandé pourquoi, il m'a répondu qu'il était médecin et pas vétérinaire. C'est le seul qui l'ait vraiment verbalisé mais je vois bien que les autres professionnels de santé le pensent sans me le dire. C'est épuisant.»
«Il a abrégé car c'était trop compliqué»
Fort heureusement, tous ne sont pas confrontés à de telles mauvaises rencontres. Mais, le contexte Covid et ce qu'il a supposé d'isolement a rendu l'accès aux soins souvent bien compliqué pour les sourds. «J'ai eu le Covid en mars 2020 et j'ai trouvé que la prise en charge était plus qu'insuffisante. Compte-tenu de mon handicap et de l'éloignement de mon médecin traitant, l'accès aux soins m'a été très difficile, raconte David-Emmanuel. J'avais eu précédemment connaissance du numéro d'appel pour les sourds via SMS, le 114, mais personne ne s'est déplacé alors que j'ai plusieurs pathologies qui pouvaient me fragiliser par rapport à ce virus. Je n'ai heureusement pas eu besoin d'aller aux urgences.»
De son coté, Alix déplore sa dépendance vis-à-vis de ses parents: «J'ai eu le Covid à la première vague. N'étant pas hospitalisée, tout s'est passé par téléphone. J'ai dû passer par mes parents pour qu'ils assurent la traduction ou me disent ce que je devais faire. Ça a été très frustrant parce que quand ils font ça, ils filtrent les informations que je donne et les réponses. Et quand je demande ce qui s'est dit exactement, j'obtiens trop souvent des “rien” ou des “ce n'était pas intéressant”. Mais quand on parle de santé, et de ma santé a fortiori, je trouve préférable d'avoir toutes les informations.»
Mêmes difficultés en présentiel pour la vaccination: «Avec les masques, j'ai zéro compréhension. À l'accueil du centre de vaccination, je n'ai pas compris ce que l'on me disait. Mais j'ai suivi. Le médecin voulait baisser son masque pour que je lise sur les lèvres mais moi je n'ai pas voulu car je suis à risque. Il a écrit rapidement deux questions. Et j'ai répondu. Mais je sais qu'il a abrégé car c'était trop compliqué pour lui alors que j'ai des pathologies et que je pense que si j'avais entendu, il aurait posé d'autres questions.»
Des structures locales pour pallier les carences de l'État
Pourtant, la loi du 4 mars 2002, aussi appelée loi Kouchner et qui a pour objectif de développer la démocratie sanitaire, suppose un principe de non-discrimination dans l'accès aux soins et à la prévention. Cette loi impose une information systématisée au bénéfice de la personne malade ainsi qu'une association à la décision médicale la concernant. Dans ce cadre, les sourds devraient pouvoir bénéficier d'un ou d'une traductrice lors de leurs soins, mais c'est rarement le cas.
S'il a fallu attendre février 2022 pour que le gouvernement lance l'Assistant numérique d'accessibilité de l'État (ANAE) et qui anime désormais les pages liées au pass vaccinal et au vaccin, des structures locales ont tenté, dès le début de la crise, de pallier les carences de l'État en termes d'informations sanitaires auprès de la population sourde.
C'est le cas de l'Unité Rhône Alpes d'Accueil et de Soins pour les Sourds - Langue des signes qui s'est mise au travail dès le début de la crise sanitaire. Sophie Le Groumellec, cadre coordonnateur raconte: «On a cherché à avoir toujours un coup d'avance et à ne pas attendre que les problèmes se posent avant de chercher à les résoudre. Très vite, nous avons mis en place des téléconsultations destinées aux patients sourds. Nous avons aussi très rapidement réalisé des vidéos d'information sur le Covid ainsi que sur les mesures barrières et le confinement.»
Le Dr Benoît Mongourdin explique le gros travail derrière les vidéos d'information: «Il y a un énorme travail de traduction avec des concepts nouveaux qui ont émergé lors de la pandémie. Or, en langue des signes, on ne traduit pas des mots mais du sens. Ces vidéos doivent donc être une collaboration entre experts médicaux, linguistes et communauté sourde.»
En outre, l'Unité a également proposé aux patients sourds de se faire tester en son sein afin d'offrir la meilleure information thérapeutique possible. Elle a également mis en place des rendez-vous médicaux pré-vaccination pour expliquer et répondre aux questions des patients en mal d'information.
Aujourd'hui, le gros point noir est le suivi en psychiatrie et psychologie pour les sourds qui, comme les entendants, ont multiplié les difficultés après les confinements. «Il n'y a que quatre psychiatres et une quinzaine de psychologues qui parlent la langue des signes en France», déplore Benoît Mongourdin. On estime entre 4 et 6 millions le nombre de personnes sourdes et malentendantes en France en 2022.