Santé / Société

Mon père vit en Ehpad privé, c'est le plus heureux des hommes

Temps de lecture : 3 min

[BLOG You Will Never Hate Alone] Depuis la sortie du livre de Victor Castanet, je me demande si mon père me raconte des bobards ou s'il a beaucoup de chance.

Mon père ne m'a jamais semblé aussi heureux. | Johann Walter Bantz via Unsplash
Mon père ne m'a jamais semblé aussi heureux. | Johann Walter Bantz via Unsplash

Mon père a 84 ans. Aux dernières nouvelles que j'ai eues de lui, il semblait avoir toute sa tête. Bien qu'il vive en Ehpad depuis quelques années, à ma connaissance, jusqu'à présent, il n'a eu à se plaindre d'aucune maltraitance. Il mange à sa faim, dort comme un bienheureux, participe à des animations, ne se plaint jamais. Pour tout dire, d'aussi loin que je le connaisse, il ne m'a jamais semblé aussi heureux.

Pourtant, la résidence où il demeure est un Ehpad privé –je viens de le découvrir, j'avoue, j'ai eu comme un choc. Le prix n'est pas donné. Aux alentours de 3.000 euros. À sa retraite, mon frère doit ajouter chaque mois une somme substantielle afin de régler la note. S'il avait dû compter sur mes maigres ressources, mon père serait déjà mort et enterré. Déjà que j'ai du mal à payer les croquettes de mon enfoiré de chat!

Sa chambre n'a rien de luxueux. Ce n'est pas un taudis non plus. Elle possède sa propre salle de bains et assez d'espace pour qu'un lit et une table y tiennent place. Si jamais il lui venait l'envie de danser le tango, mon père se heurterait bien vite à l'un des murs. L'endroit est exigu sans être tout à fait minuscule. Le confort y est minimal. À bien y réfléchir, pour le prix payé, on aurait pu s'attendre à mieux: un balcon, la présence d'un canapé, un frigidaire, un supplément d'âme. Visiblement, ce n'était pas prévu au programme des réjouissances.

Mon père a toute sa tête. Il n'a pas de problèmes de santé particuliers. Dans l'absolu, il aurait pu continuer à habiter dans son appartement. En pratique, depuis le décès de ma mère, vivre seul lui était devenu de plus en plus difficile. Devenir veuf d'une manière soudaine alors qu'on a passé des décennies en couple n'a rien d'une évidence. Il faut apprendre à vivre sans la présence de l'autre, à réinventer son quotidien, à se charger de mille et unes tâches dont jusqu'alors on n'avait pas idée. Tout prend une proportion démesurée –se faire à manger, s'occuper de son linge, veiller à la propreté de l'appartement– et pour certains, cette nouvelle existence tourne très rapidement au cauchemar.

C'est ce qui s'est passé avec mon père. Au fil du temps, il s'est montré incapable de gérer ce genre d'obligations. Même avec le recours d'une aide à domicile, il ne s'en sortait pas au point où il commençait à sombrer doucement dans une sorte de renoncement, de relâchement proche du désespoir. La vie était devenue trop grande pour lui. Il fallut l'hospitaliser. À sa sortie, il était devenu évident qu'il ne pouvait retourner dans son appartement au risque de finir par s'éteindre tout à fait.

Son transfert dans un Ehpad s'imposait.

Cette décision lui a sauvé la mise. En l'espace de peu de temps, désormais déchargé de toutes responsabilités, il a repris goût à la vie. Ce fut comme une renaissance spectaculaire, le début d'une nouvelle existence, comme si le destin avait décidé de lui accorder une seconde chance. Même si mon père a été toute sa vie un être plutôt solitaire, de se retrouver à partager son repas avec d'autres pensionnaires, de participer à des jeux en commun, d'être un parmi une multitude, lui a permis de renouer avec le fil de son existence.

Si sa vie est monotone, elle n'est pas sans attrait. Il sort tous les jours, va prendre un café, parcourt son journal, fréquente la médiathèque, lit ou joue aux échecs dans sa chambre, et quand il est vraiment en forme, il me bombarde de mails auxquels je ne comprends pas grand-chose. De tout l'établissement, il doit être l'un des rares résidents chez qui physique et agilité de l'esprit demeurent une réalité tangible, si bien qu'il se sent dans cette résidence comme un roi dans son royaume.

Vivant loin de lui, dans un autre pays, fort rares sont mes venues. Il ne faut pas se mentir. Visiter un proche dans un Ehpad n'a rien d'une partie de plaisir. On y croise un grand nombre de personnes atteintes de troubles si sévères que toute vie semble les avoir désertées. Murées dans leur silence, elles vous regardent sans vous voir et, recroquevillées dans leur fauteuil roulant, elles sont comme des spectres qui attendent juste la délivrance de la mort pour mieux se retirer de ce monde.

La mort est chez elle ici. Parfois, mon père n'a plus de nouvelles d'un voisin de table. Il va s'enquérir à l'accueil. On lui apprend son décès et l'arrivée d'un nouveau pensionnaire. La mort qui s'en vient, la vie qui s'en va, c'est aussi le quotidien d'une maison de retraite. Mon père trouve matière à en rire. J'ignore comment il fait.

Chez moi, à chacune de mes visites, c'est l'effarement qui domine. Je regarde les pensionnaires un à un et je suis saisi d'un sentiment d'irréalité auquel se mêle un certain effroi. Comme une impossibilité à admettre que moi aussi, un jour ou l'autre, dans vingt ans, dans trente ans, je hanterai l'un de ces lieux, cette antichambre de la mort, où je me tiendrai là, plus ou moins impotent, plus ou moins bien portant, si usé que je ne remarquerai ni les jours qui s'en vont, ni le temps qui se dérobe, juste mon propre effacement auquel je ne porterai pas une grande importance.

Acheter une corde.

Vite!

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