À Varsovie (Pologne).
Si ce n'était une discrète plaque apposée sur une porte verte, rien ne laisserait deviner le local de la Fédération pour les femmes et pour la planification familiale situé dans un quartier résidentiel de Varsovie. Antonina Lewandowska est de permanence ce jour de fin janvier. Le téléphone interrompt régulièrement notre conversation. «Rien que depuis l'an dernier, nous avons répondu à 15.000 sollicitations téléphoniques. C'est trois fois plus qu'avant. Nous avons permis à 500 femmes d'accéder à une IVG. Et nous sommes toujours sept dans l'équipe», explique cette éducatrice sexuelle de formation.
«Je n'ai pas de mot pour décrire ce que je ressens quand je reçois un coup de fil d'une personne qui déjà, a du mal à digérer son diagnostic de malformation fœtale, et qu'à cela s'ajoute son pays qui la condamne à de la torture, car c'est bien ce dont il s'agit –plusieurs jugements dans le monde confirment qu'obliger une personne à aller au bout de la grossesse d'un fœtus gravement malformé est une forme de torture. On parle ici de fœtus qui parfois n'ont pas de boîte crânienne», précise-t-elle.
Depuis le 27 janvier 2021, il est interdit d'avorter en Pologne en cas de «malformation grave et irréversible du fœtus ou de maladie incurable potentiellement mortelle pour le fœtus», selon le jugement du Tribunal constitutionnel. Cette institution contrôlée par le gouvernent nationaliste conservateur du PiS (parti Droit et justice) avait jugé ce motif contraire à la constitution en octobre 2020, ce qui avait conduit à des semaines de mobilisation pro-choix à travers le pays, d'une ampleur inédite depuis la chute du communisme.
La Pologne, qui avait déjà l'une des législations les plus restrictives au monde en matière d'avortement –les IVG légales tournaient autour de 1.200 par an pour une population de 38 millions d'habitants– devenait encore un peu plus un enfer pour les femmes.
Plusieurs décès
Izabela et Anna sont toutes les deux décédées d'un choc septique, les médecins ayant attendu que le cœur du fœtus ne cesse de battre avant d'agir. À cela s'ajoute le décès suspect, fin janvier, d'une autre mère de famille, Agnieszka, qui attendait des jumeaux et qui a dû porter en elle un fœtus mort pendant sept jours. «En cas d'inflammation ou s'il y a un risque de choc septique, les médecins doivent interrompre la grossesse: c'est clair et net. Notre devoir est de sauver des vies», rappelle Piotr Sieroszewski, gynécologue à Łódź, la troisième plus grande ville du pays.
Si de tels décès relèvent de l'erreur médicale (des enquêtes ont été ouvertes dans tous les cas), l'effet paralysant de la loi est bien réel sur le corps médical. «Bien des docteurs ont peur d'agir ou même juste d'informer les femmes sur les options qui s'offrent à elles, affirme Aleksandra Krasowska, psychiatre à Varsovie. Chaque collègue qui m'en parle évoque les trois ans de prison [dont est passible tout professionnel réalisant un avortement illégal, ndlr]. Les médecins redoutent d'avoir affaire à la justice pénale. C'est très difficile d'agir dans ces conditions alors que l'on fait quelque chose de justifié médicalement.»
Notre série de six articles: En Pologne, l'impossible IVG
Des IVG légales au nom de la santé mentale
Dans son cabinet, la psychiatre reçoit depuis l'an dernier une à deux fois par semaine des femmes dont le diagnostic prénatal indique que le fœtus est atteint d'une sévère malformation. Elle décrit: «Elles sont absolument toutes dans un état de santé mentale sévèrement dégradé: elles perdent l'appétit, le sommeil, font des cauchemars, des attaques de panique... Ces femmes arrêtent tout simplement de vivre et ne sont plus en état de travailler. Elles peuvent avoir des pensées suicidaires. Dans la plupart des cas, elles sont à peine capables de parler car elles sont en pleurs. Elles se demandent si elles parviendront à survivre à une telle épreuve. Parfois, elles me disent que leur vie est foutue même quand elles sont très jeunes. Et puis, elles préfèrent rester seules chez elles. Leurs rondeurs sont visibles et elles ne veulent pas avoir à répondre aux questions du type: “Tu es enceinte? Mais c'est génial!”.»
Lors de telles consultations, Aleksandra Krasowska délivre une attestation certifiant que la santé mentale de ses patientes justifie une IVG. «La santé mentale fait partie intégrale de la santé, c'est aussi ce que pense l'OMS. On peut mourir de troubles de la santé mentale», argumente la psychiatre, vers qui de nombreuses patientes sont envoyées sur recommandation de la Fédération pour les femmes et pour la planification familiale.
«Nous considérons que forcer une femme à mettre au monde un fœtus gravement malformé, c'est sérieusement mettre en danger sa vie et sa santé. Nous avons un réseau de psychiatres qui veulent aider les patientes et nous leur conseillons d'aller les consulter pour obtenir un avis. C'est une solution que nous avons trouvée et nous coordonnons ça à l'échelle du pays», indique Antonina Lewandowska, qui précise que certains hôpitaux refusent parfois de procéder à des IVG même si la patiente dispose de deux avis dûment établis. «Parfois les hôpitaux sont surpris d'apprendre qu'ils peuvent pratiquer des IVG pour de tels motifs. Quoiqu'il en soit nous n'avons laissé personne sur le carreau» continue la militante.
De l'aide à l'étranger
D'autres associations permettent aux Polonaises d'interrompre leur grossesse, notamment le collectif Avortement sans frontières, fondé fin 2019 par six entités basées en Pologne et ailleurs dans l'Union européenne. Le collectif répond à une ligne SOS avortement –dont les appels ont été multipliés par cinq depuis le durcissement de la législation– et fait parvenir à domicile de la mifépristone et du misoprostol, les deux molécules constitutives d'un avortement médicamenteux. Car en Pologne, une femme qui s'administre ces pilules est dans son bon droit jusqu'à la 22e semaine de grossesse (sachant qu'une IVG médicamenteuse perd de son efficacité au-delà de la 10e semaine).
Elle peut également se rendre à l'étranger pour avorter, puisque l'IVG est légale dans tous les pays voisins. C'est ce qu'a fait Justyna*, 16 ans, en optant pour une IVG dans une clinique viennoise, en Autriche. «En décembre 2021, quand plusieurs tests de grossesse se sont avérés positifs, je n'y croyais pas, c'était la fin du monde pour moi, raconte-t-elle. J'ai tout de suite contacté Avortement sans frontières, pendant que mon copain appelait des cliniques en République tchèque [pays frontalier de la région où elle vit, la Silésie].» Finalement, sa mère, qui connaissait l'assistante du gynécologue opérant dans la clinique viennoise, a rapidement obtenu un créneau pour sa fille.
«Une fois arrivées à Vienne, on s'est mises à respirer», se rappelle sa mère, Alicja*. Les deux femmes ont fait le voyage en pleine pandémie, à un moment où la mobilité était encore entravée. «D'abord, j'ai cherché à obtenir un avortement clandestin en Pologne, mais j'ai essuyé plusieurs refus: personne n'a envie d'aller en prison», relate Alicja, qui préférait de toute façon choisir un établissement de qualité. Sa fille se souvient: «En Autriche, je me suis sentie comme si j'allais chez le dentiste. Le personnel était aux petits soins et une conversation avec le gynécologue m'a rassurée. Ça me met en rage que ce soit tabou en Pologne, alors que c'est une opération lambda.»
*Le prénom a été changé.