Dans un article publié sur Slate.fr en juin 2020, Mame-Fatou Niang et Julien Suaudeau délivraient un plaidoyer pour un universalisme antiraciste, démontant au passage les idées reçues les plus fréquemment entendues à ce sujet: l'importation du racisme systémique depuis les États-Unis, le caractère idéal du statut d'allié, ou encore la dimension fictionnelle et culpabilisatrice du privilège blanc.
Universalisme, paru aux éditions Anamosa le 3 février 2022, prolonge un travail mené en tandem depuis plusieurs années, sur ce site et ailleurs.
Nous publions ici l'introduction de leur livre.
Partout, des plateaux de chaînes info aux tribunes des grands hebdomadaires, des interviews présidentielles aux phénomènes de librairies, on dresse le même constat: l'universalisme, notre cher universalisme, indissociable de l'esprit français, pilier de la République, ferait face à un péril mortel.
Dans le récit qui structure le discours politico-médiatique en France, l'antiracisme présentable d'antan, validé par les partis de gauche pour son ambition universaliste –lutter en même temps contre toutes les haines collectives en intégrant tout le monde– se verrait supplanter par un antiracisme «décolonial», «indigéniste» et «catégoriel», dont la grille de lecture serait «racialisante».
Si ce nouvel antiracisme est perçu comme une menace pour l'universalisme, c'est parce que ses promoteurs joueraient avec le feu communautariste, tantôt par pulsion sécessionniste, tantôt dans le cadre d'un business plan dont les minorités seraient la clientèle captive, tantôt par soif de faire le buzz –ou pour toutes ces raisons à la fois.
L'antiracisme 2.0 serait ainsi un racisme déguisé, utilisant des concepts essentialisants qui ne valent guère mieux que les théories de la suprématie blanche. Idiots utiles du soft power américain ou apprentis-sorciers de la gauche radicale, ses idéologues formeraient avec l'extrême droite une «tenaille identitaire» visant à renverser l'ordre républicain, en déclenchant rien moins qu'une guerre des races.
Mais de quel universalisme parle-t-on? Dans quelle mesure le concept fait-il l'objet d'un monopole intellectuel? Pourquoi ceux qui se pensent et se disent universalistes sont-ils convaincus qu'il n'en existe qu'une seule forme –celle qu'ils professent? Et comment expliquer l'équivalence morale entre racisme et anti-racisme qui sous-tend leur axiomatique?
Et si antiracisme et universalisme, loin d'être des entités irréconciliables, forces antagoniques de la tragicomédie du déclin français, traduisaient en réalité une seule et même exigence vis-à-vis de la République?
Très efficace dans la presse et sur les réseaux sociaux, cette rhétorique du bon et du mauvais antiracisme ruisselle depuis le sommet de l'État. Le 10 juin 2020, deux semaines après le meurtre de George Floyd, le président Emmanuel Macron fustige en conseil des ministres «le racisme et la discrimination, ce fléau qui est une trahison de l'universel républicain». Quatre jours plus tard, il dénonce en même temps le dévoiement d'un combat noble, «lorsqu'il se transforme en communautarisme, en réécriture haineuse ou fausse du passé. Ce combat est inacceptable lorsqu'il est récupéré par les séparatistes.»
Dans la fabrique de l'amalgame, l'antiracisme devient une dérive antirépublicaine dès lors qu'il ne s'inscrit plus dans le cadre originel de l'universalisme classique, paradigme dont les valeurs et les limites ont pour particularité d'avoir été définies, sous l'Ancien Régime, la Révolution et la IIIe République, en rapport avec la mission «civilisatrice» de la France.
Et si cette polarisation extrême, fruit du radotage médiatique et de calculs politiciens, n'était qu'un rideau de fumée? Et si antiracisme et universalisme, loin d'être des entités irréconciliables, forces antagoniques de la tragicomédie du déclin français, traduisaient en réalité une seule et même exigence vis-à-vis de la République? Et si, loin des punchlines et des sophismes des talk-shows, dans un discours politique à la fois plus complexe et nuancé, ces deux termes qu'on se plaît à opposer pouvaient redevenir synonymes l'un de l'autre?
Depuis deux ans, nous pensons et écrivons à deux pour parler d'une seule voix: française, antiraciste, républicaine –universaliste. C'est cette voix-là, citoyenne, d'ici et d'ailleurs, qui parle dans ce livre. Elle ne fait pas de nous des alliés: le mot a beau être à la mode dans la phraséologie antiraciste, nous ne nous reconnaissons pas dans ses implications.
À première vue, l'idée d'une alliance a tout pour plaire. Elle évoque les heures glorieuses de la Seconde Guerre mondiale, la mise à mort de la bête immonde, l'union sacrée des forces de la paix. Elle renvoie aussi, non sans une certaine théâtralité, à la convergence «spontanée et nécessaire» de plusieurs luttes contre le racisme, le sexisme, l'impérialisme, pour la justice climatique et sociale.
Républicaine, antiraciste et universaliste, notre réflexion se place sous le signe du «kintsugi».
Mais se déclarer alliés, c'est aussi accepter le schéma belliciste de l'extrême droite: s'il y a deux camps, c'est donc qu'il y a des «fractures raciales», «des tensions ethniques» et in fine que les torts sont partagés. Le meurtre d'un homme noir pourrait, dans ces conditions, devenir «une malheureuse bavure», «un tragique fait divers».
À l'issue de cette hyper-simplification, les rapports et les structures multiséculaires de domination passent à la trappe. Raisonner en termes d'alliance, c'est aussi une façon de s'innocenter, au sens où James Baldwin, dans The Fire Next Time, parlait d'innocents pour qualifier les progressistes américains qui ne désirent pas vraiment le changement.
À quoi bon toutes ces ressources antiracistes, ces manuels de conscientisation vendus à la pelle depuis quelques années si leur fonction est non pas de transformer le système mais de rétablir le bien-être individuel des bonnes gens qui ont été dérangées dans leur confort intellectuel et politique?
À ces alliances, provisoires et calculées, nous préférons une communauté à la fois plus large, plus spontanée et plus pérenne, mais qui existe trop souvent de manière incantatoire –la République. Républicaine, antiraciste et universaliste, notre réflexion se place sous le signe du Kintsugi. Aussi appelé Kintsukuroi, cet art japonais est une technique de réparation d'objets grâce à une laque spéciale, l'Urushi, mêlée d'or. L'objet tire sa force, sa beauté et sa valeur du fait même d'avoir été réparé et des courbes dorées qui soudent les anciennes fractures en les sublimant.
Il ne s'agit pas simplement de recoller des morceaux et de recouvrir la cassure d'un liseré joli: le geste n'est pas cosmétique. La céramique est un objet vivant: l'opération vise à assurer une fusion organique entre les deux éléments. Plus qu'une simple technique artisanale, le Kintsugi s'appuie sur le Wabi-sabi, une éthique de l'imperfection qui consiste à accepter le bris et le cycle naturel de croissance, la décadence, la mort et les transformations possibles grâce à la prise en charge des fractures et des éclats.
Une seconde figure complète l'approche que nous proposons de l'universalisme: la mosaïque. Appliquée à notre objet de recherche, elle permet d'appréhender la notion d'identités non pas comme un ensemble homogène et immuable, mais comme la somme de pièces rapportées, d'éléments nombreux et disparates, qui contribuent à créer une structure singulière tirant sa force et son originalité de la diversité de sa composition.
Repenser l’universalisme classique, ce n’est pas réveiller le démon du particularisme, de la pureté biologique et des passions fascistes.
Entre Kintsugi et mosaïque, l'universalisme devient une structure fluide dont on peut accepter les failles sans que ce constat ne soit une condamnation à mort. La prise en charge de ces cassures ouvre la porte à un renouveau et à une réinvention de l'objet.
Avant d'envisager «l'homme sans étiquette» de l'idéal universaliste, il faut examiner le processus d'étiquetage que le colonialisme européen a développé pour asseoir sa domination sur le monde. Cette analyse ne saurait occulter la question raciale, comme si on pouvait se contenter de rêver d'une société post-raciale –comme si la fin du colonialisme avait marqué la fin de la colonialité, cette naturalisation des hiérarchies entre colonisateurs et colonisés, entre Européens et non-Européens, entre Blancs et non-Blancs.
Comment les constructions du passé ont-elles façonné et affectent-elles encore ce qui est considéré comme français, à l'évidence, sans arrière-pensées, et ce dont l'identité française est mise en doute, faisant l'objet de multiples justificatifs, d'incessants contrôles et autres vérifications d'identité? En quoi ce pouvoir de surveiller, contrôler, contenir, est-il aussi un pouvoir d'effacer?
Notre essai se veut à la fois une critique de la raison pseudo-universaliste et une ébauche de l’universalisme postcolonial, qui doit œuvrer à une société post-raciste. Repenser l’universalisme classique, ce n’est pas réveiller le démon du particularisme, de la pureté biologique et des passions fascistes. Ce n’est pas non plus tomber dans le piège de l’identité comme fondement de toute légitimité. C’est, tout au contraire et comme l’écrivait Aimé Césaire, chercher le chemin d’un humanisme à la mesure du monde.
Communautarisme, séparatisme, identitarisme, indigénisme –de tous ces sales isthmes, il s’agit ici de faire univers.