Médias / Politique

Commission d'enquête du Sénat: autoportraits de Bolloré et Arnault en bienfaiteurs ingénus

Temps de lecture : 6 min

Auditionnés comme d'autres patrons de presse, les deux milliardaires ont principalement esquivé les questions essentielles, se présentant comme des anges gardiens connaissant mal le milieu des médias.

Vincent Bolloré lors de son audition devant la commission d'enquête du Sénat, le 19 janvier 2022. | Thomas Samson / AFP
Vincent Bolloré lors de son audition devant la commission d'enquête du Sénat, le 19 janvier 2022. | Thomas Samson / AFP

Depuis décembre 2021, le Sénat auditionne différents acteurs liés à la question des médias pendant la commission d'enquête sur la concentration des médias, à l'initiative du groupe socialiste et écologiste, dont le rapporteur est David Assouline.

Le 19 janvier, Vincent Bolloré a ouvert le bal –haut en couleur– des grands patrons de presse auditionnés lors de cette commission d'enquête. Puis, il a passé la main à son homologue Bernard Arnault le lendemain.

«Les médias, ce n'est pas ma spécialité»

Bolloré comme Arnault ont tous deux mis en avant leur méconnaissance du sujet, leur quasi incapacité à en parler. «Cette activité n'est pas ma spécialité et je n'y consacre que peu de temps», confie le second. Il est vrai que ce domaine d'activité n'est à l'origine pas le leur. Vivendi et LVMH se distinguent complètement des métiers de l'information. Alors, pourquoi avoir souhaité racheter des médias? Cette question perturbe les sénateurs, qui n'hésitent pas à la reposer de toutes les manières possibles.

Pour Vincent Bolloré, l'intérêt d'investir dans les médias serait purement «économique». Il le répète plusieurs fois pendant l'entretien. L'actionnaire soutient que le domaine serait le second marché le plus juteux en France. Son homologue de LVMH ne le suivra pas dans cette assertion.

Après avoir expliqué que l'investissement dans les médias était une activité déficitaire, Bernard Arnault donne plus de détails: «Il nous est apparu dans l'intérêt général de le faire. Sinon, certains titres n'auraient pas survécu.» Le septuagénaire n'hésite pas à reprendre la posture du patron-mécène, qu'il revêt depuis des années déjà. «L'objectif pour nous, c'est de faire en sorte que ces entreprises puissent devenir rentables. Et de faire en sorte que ce petit groupe de presse prospère. C'est notre objectif et ça ne va pas plus loin.»

Vincent, au tableau!

Il aura fallu plusieurs minutes à David Assouline pour énumérer les possessions médiatiques de Vincent Bolloré, attendu au tournant. «Votre nom revient de façon très régulière dans les auditions», relève-t-il. De longues minutes pour nommer les titres de presse, les chaînes de télévision, les maisons d'édition, les radios… «Vous êtes devenu un acteur important dans cette concentration [des médias]», pointe le rapporteur. Il rappelle les multiples activités qui sortent de ce domaine: transport, logistique, opérations douanières, concessions douanières, chemin de fer….

À l'aide de ses petits schémas projetés devant les sénateurs, Bolloré a enfilé le costume d'élève que l'on évalue sur ses performances. Tel un enfant, il n'a cessé de minimiser son groupe face «aux Américains» et «aux Chinois», décrits comme des géants. À côté des Amazon et Netflix, Bolloré s'est fait tout petit. Chose que certains sénateurs ont interrogée en rappelant les accusations dont il fait l'objet actuellement dans la presse.

«On pourrait dire que je suis woke et déconstructionniste. Prenez “iel”. “Iel” c'est le Petit Robert. Le Petit Robert c'est Editis. Donc c'est moi.»
Vincent Bolloré lors de son audition

«Vincent se mêle de tout, il veut prendre ma place», voilà ce qu'il affirme que son institutrice aurait écrit sur l'un de ses bulletins scolaires. Avant d'insister sur le fait qu'il n'a pas de pouvoir particulier conféré par sa position d'actionnaire: «Ma capacité personnelle à imposer des choses n'est pas très importante.» Pourtant, c'est bien lui qui aurait placé Éric Zemmour sur sa chaîne CNews à une heure de grande écoute –qui reste cependant à mesurer quand on connaît le nombre de téléspectateurs qui la regardent chaque jour.

«Personne ne pensait qu'il allait être président de la République», lâche-t-il spontanément à propos de Zemmour, commettant un lapsus de taille. «Pas encore», rétorque Assouline. Ce dernier enchaîne: «Là, franchement, vous n'avez pas répondu du tout sur la connotation politique et idéologique», à propos de la fabrique du candidat Zemmour.

D'après Bolloré, son pouvoir se limiterait à «conseiller» plutôt qu'à diriger ou à ordonner. Pour se défendre des allégations d'entreprise politique ou idéologique, il a tenté de mettre en lumière une autre question de façon assez ambitieuse: pourquoi n'est-il pas plutôt qualifié comme un «déconstructionniste»? Le septuagénaire fait preuve d'une logique bien personnelle: «On pourrait dire que je suis woke et déconstructionniste. Prenez “iel”. “Iel” c'est le Petit Robert. Le Petit Robert c'est Editis. Donc c'est moi.»

Pour éviter de répondre à certaines questions incisives sur ses projets dans le champ médiatique, l'homme au costume gris n'hésite pas à manier le «roman national» pour narrer ses réussites et ses conquêtes. Il fait appel à ses ancêtres, à sa terre natale qu'est le Finistère, mais aussi à des événements historiques qui rassemblent les Français et mettent tout le monde d'accord.

Super-héros des médias

Le lendemain, jeudi 20 janvier, la liste des médias détenus par Bernard Arnault est apparue bien plus anecdotique: Les Échos, Le Parisien, Investir, Le Sens des arts, mais aussi des médias audiovisuels tels que Radio Classique, et quelques salons comme Vivatech. Rien d'extravagant après les longues minutes qu'avait pris Assouline la veille pour placer chaque nom de la liste de Bolloré.

Bernard Arnault poursuit son autoportrait en mécène, en sauveur de médias que l'on appelle à l'aide dans les situations de crise.

La question des sénateurs était donc de savoir pourquoi le groupe LVMH a acquis tous ces titres. Ce sont des «fleurons», des titres «irremplaçables» dont «l'intérêt collectif résonne» depuis des décennies. Arnault rappelle que sans ses rachats, «certains de ces titres n'auraient peut-être pas survécu» quand on voit la situation dans laquelle se trouve la presse. Le patron de LVMH dit qu'on le lui «a demandé» et qu'il a accepté. En bienfaiteur de la presse, il précise bien que les rachats ne proviennent pas de son initiative, ni de son intérêt personnel: «On nous sollicite. C'est ce qu'il s'est passé, comme vous l'avez rappelé, avec Arnaud Lagardère.»

À demi-mots, la faute est selon lui à mettre sur les réseaux sociaux, qui détournent les jeunes des journaux classiques et de la télévision. «Aujourd'hui, je vois les enfants qui ne lisent pas les journaux, ne regardent pas la télé et passent leur temps sur leur portable», rétorque-t-il, à côté de la plaque, quand les sénateurs répètent la même question plusieurs fois.

Enfin, sur les récents dossiers de rachat de M6 et du Figaro, Bernard Arnault poursuit son autoportrait en mécène, en sauveur de médias que l'on appelle à l'aide dans les situations de crise. «Sur M6, on n'a pas étudié le dossier. Quant au Figaro, Le Monde a dit hier qu'on avait fait une offre. C'est faux. Je le confirme aujourd'hui sous serment.» Alors qu'il se met dans une posture de mécène qui vient en aide aux médias en crise, Bernard Arnault n'hésite pas à critiquer plusieurs fois le journal Le Monde. Le milliardaire affirme qu'en ce qui concerne le dossier de rachat du Figaro, l'information sortie par Le Monde serait fausse. Or, Laurent Dassault, l'un des actionnaires du Figaro, aurait bel et bien confirmé l'information au Monde.

Des objectifs ciblés

À l'origine, le but de cette commission digne des ténors du barreau est de «mettre en lumière les processus ayant permis ou pouvant aboutir à une concentration dans les médias en France, et d'évaluer l'impact de cette concentration sur la démocratie». Toutefois, il semblerait que les auditions de ces deux patrons de presse servent des objectifs plus ciblés en fonction des interlocuteurs.

En ce qui concerne Vincent Bolloré, il s'agit de parler de concentration des médias, et d'ingérence. Il faut dire que la commission d'enquête a probablement été lancée par rapport à ses comportements offensifs de ces dernières années (i-Télé, Europe 1...).

Pour Bernard Arnault, la commission cherche davantage à connaître «les possibles interférences des libertés économiques sur les intérêts de la presse», comme l'a précisé David Assouline. Le rapporteur a préciser vouloir l'interroger au sujet d'«une prise de contrôle ciblée» avec certaines «ambitions». N'oublions pas que Bernard Arnault représente l'une des plus grandes fortunes du monde, d'après le classement Forbes 2021 des milliardaires.

Très suivies, surtout pendant le passage de Bolloré, ces audiences représentent pour les Français une grande opportunité de mieux découvrir les personnes qui détiennent leurs médias. En effet, Vincent Bolloré comme Bernard Arnault sont des personnalités très difficiles à approcher. Les deux hommes tendent à rester très discrets et ne répondent à quasiment aucune interview des journalistes.

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