Culture

«Irradiés», terrible et tendre incantation fatale

Temps de lecture : 5 min

Avec son dispositif visuel inhabituel, le film de Rithy Panh met en scène de manière bouleversante des visions des massacres du XX​e siècle comme questionnement inquiet d'une pulsion de mort de l'espèce humaine tout entière.

Irradiés, de Rithy Panh. | Les Acacias
Irradiés, de Rithy Panh. | Les Acacias

Il y a trois écrans, côte à côte, qui font parfois une seule image large et étroite, parfois trois images. On voit des mains, qui fabriquent soigneusement les éléments d'une maquette, la maquette d'une maison. Trois fois, puis seulement sur l'écran du milieu. Sur les écrans à gauche et à droite, les images d'archives d'une ville en ruine. On reconnaît Hiroshima, après la bombe. Sur quelle échelle, dans quels ordres de grandeur, inscrire ensemble ces visions?

La voix féminine dit «Le mal nous cherche. Si nous ne l'avons pas dispersé en dehors de nous, en ouvrant une paume légère.» Ou fallait-il écrire plutôt : «Le Mal»? Majuscule ou minuscule, ce pourrait être un des arcs de tension extrême du film. Le Mal comme entité abstraite, surhumaine, ou les infinies manifestations des violences et des destructions perpétrées par les humains, sans nul besoin de métaphysique.

Puisque le gigantesque pandémonium des horreurs commises de main d'homme que s'apprête à déployer le film de Rithy Panh convoque des visions au confluent de l'archive implacablement historique et de l'hallucination prophétique. Dans les dimensions les plus matérielles de la destruction et de la souffrance, traversées par un souffle de feu et de terreur.

En composant et recomposant sans cesse ces images de crimes de masses et de génocides qui scandent le XXe siècle, du déluge d'acier, de sang et de boue de la Marne et de la Somme à la Shoah, de Hiroshima aux 100.000 tonnes de napalm déversées par l'armée américaine sur le Vietnam et au génocide perpétré par les Khmers rouges, le cinéaste déploie les figures d'une forme particulière de la barbarie, le crime industrialisé.

Irradiés, de Rithy Panh. | Les Acacias

En avons-nous vues, et jusqu'à la nausée, des images d'horreur? Des photos et des films de crimes de guerre et contre l'humanité? Irradiés ne vise pas à ajouter un chapitre au livre si épais des témoignages visuels des souffrances que des hommes infligent à d'autres humains.

Il s'agit encore moins d'un catalogue, qui serait alors coupablement incomplet –les images concernent le seul XXe siècle, et uniquement l'Asie et l'Europe, de manière partielle.

Là n'est pas la question. À partir de quelques tragédies extrêmes, repères du siècle précédent, il s'agit de donner forme à ce qui relève, avec les moyens du cinéma, de la méditation et du poème. Malgré, ou plutôt avec les mots prononcés par les deux voix, une femme et un homme, c'est pourtant comme un chant à bouche fermée.

Irradiés, de Rithy Panh. | Les Acacias

Les inflexions et les résonances produites par les images simultanées et successives, en contrepoint –ou à l'unisson– des paroles dites et d'un impressionnant travail sonore, engendrent peu à peu une relation plus ample à ce que mobilise et interroge le film, sans du tout faire disparaître la singularité des événements auxquels il se réfère.

Des surenchères inédites

C'est pourquoi la majuscule du M de «mal» reste tremblante, incertaine. Il ne s'agit pas du Diable ici, ni d'un quelconque absolu, il ne s'agit pas de monstres, il s'agit de gens, de bonshommes, quand même très massivement des mâles. Et ils ont fait ça, et ça, et encore ça.

«Ça»: des surenchères extrêmes, inédites, dans la pratique ô combien banale de tuer ses semblables.

La vision qu'en donne le cinéaste est entièrement focalisée sur les humains, alors que nous savons désormais combien la séparation radicale entre humains et non-humains est elle-même destructrice, mortifère.

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En ce sens, c'est une pensée qui vient du XXe siècle, comme les images mobilisées. Mais du moins a-t-elle le mérite de mettre les humains au centre des causes de catastrophes qui, elles, sont loin de n'affecter que ceux-ci –avec tous les effets en ricochets, à nouveau à leurs dépens.

Le film de Rithy Panh invite à une réflexion d'autant plus profonde qu'elle est suscitée par une intense émotion. Cela tient à ce qu'engendre le film, et qu'il est pratiquement impossible d'expliquer: une expérience vécue, une expérience de spectateur.

Irradiés, de Rithy Panh. | Les Acacias

C'est l'assemblage d'une foudroyante élégance dans la circulation entre les visions de catastrophes, c'est la chorégraphie étrange du même geste répété trois fois côte à côte par les trois écrans, c'est cette scansion terrifiante et sublime des champignons nucléaires.

La terreur et la beauté

On songe à la phrase de Rilke que Jean-Luc Godard aime à citer: «La beauté est le commencement de la terreur que nous sommes capables de supporter». Godard qui avait entrepris quelque chose d'approchant à ce que fait ici Rithy Panh dans la première partie de Notre Musique, intitulée «L'Enfer». Mais, côté référence, on est plus proche encore d'une des dernières œuvres de Chis Marker, l'installation vidéo The Hollow Men, d'après le poème inspiré à T.S. Eliot par la Première Guerre mondiale.

Le cinéaste cambodgien a consacré dix films au génocide qui a ravagé son pays de 1975 à 1979 et dont il a été lui-même victime, films tous importants mais où le bouleversant S21, la machine de mort khmère rouge occupe une place centrale. Avec Irradiés, il se situe différemment.

L'artiste butō Bion. | Les Acacias

On apprendra sans surprise, au générique de fin, que le film a été conçu au cours d'une résidence au Japon. Là où «l'âme du monde fut blessée», dit le poète Sankichi Tōge, survivant d'Hiroshima. La catastrophe atomique irradie, si on ose le formuler ainsi, cette traversée hallucinée des crimes de masse.

Et ce voyage est comme hanté par les figures fantomatiques du butō, art qui y renvoie de fait même si ce mouvement chorégraphique n'en est pas l'émanation directe. Les présences spectrales des danseurs ajoutent leur vibration transgressive, à la fois douce et inquiétante, à cet ensemble de sensations qu'émet le film.

Vers le présent, et l'avenir

Si les images viennent d'un passé qui s'est éloigné mais dont il est clair qu'il n'a rien de révolu, le projet du cinéaste est, lui, tourné vers le présent, et l'avenir. Souligné par le titre, le motif de l'irradiation mobilise un rapport au temps tout autant qu'à la capacité des ondes meurtrières de se répandre bien au-delà de la zone où elles ont été émises, colorant le monde entier de leur tonalité fatale.

«Il faut, pour la cause de l'homme, traverser et comprendre les formes du mal. (…) Le mal irradie, il blesse jusqu'aux générations futures», dira la voix à la fin. Il s'agit d'alerte pour ce qui vient, pour celles et ceux qui viennent, bien davantage que de memento mori.

Cette relation au présent participe du projet même, et au fait d'être une proposition de cinéma. Le format du triptyque semble renvoyer davantage à ce qu'on voit dans des galeries d'art, mais l'agencement des durées et des rapports entre images et son, l'exigence radicale d'une continuité à laquelle de toute façon la puissance hypnotique donne peu de chances de se soustraire, inscrivent sans hésitation Irradiés parmi les propositions portées par les puissances de la salle obscure et du grand écran. Elles font de cette traversée des formes du mal un voyage inoubliable.

Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l'émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le samedi de 6h à 7h sur France Culture.

Irradiés

de Rithy Panh

Avec les voix de Rebecca Marder et André Wilms

Séances

Durée: 1h28

Sortie: 26 janvier 2022

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